Un milliard d’humains sont confinés pour tenter de stopper la propagation du nouveau coronavirus. Une situation inédite qui a inspiré l’écrivain algérien Kamel Daoud
« En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. »
La question qui se pose, pour le métamorphosé de Kafka (c’est un extrait de sa célèbre nouvelle La Métamorphose) comme pour nous tous aujourd’hui est « Que faire alors de son confinement ? » lorsqu’on se réveille un matin, modifié et dispensé de nos habitudes.
Seul, chez soi, changé en espèce infinitésimale, en insecte qui grignote les minutes
Grasse matinée ou insomnie numérique ? L’amour ou les courses ? Comment consommer le temps offert et transformer l’oisiveté en disponibilité ?
Dès le début de la panique mondiale, des sites de pornographie proposaient, dit-on, des accès gratuits aux confinés. Mais ce fut aussi le reflexe des plateformes de séries télé, des prestataires internet et même des libraires avec des ouvrages livrés à domicile.
La victoire par KO des écrans
Le confinement est présenté, pour positiver, comme loisirs, relectures, relaxation ou retour sur soi ou les siens. C’est une nouvelle façon de vivre (ou de ne pas mourir) : seul, chez soi, changé en espèce infinitésimale, en insecte qui grignote les minutes.
La réclusion décidée par les pouvoirs publics signe même la victoire par KO des écrans (télétravail oblige) sur les humains. Les écrans ? Ces carapaces dures qui nous transforment en énorme insecte au ventre mou, aux pattes « lamentablement grêles » au-dessus de nos claviers, approchant dangereusement les descriptions de Kafka dans sa nouvelle.
D’ailleurs, c’est le moment peut-être de relire (ou lire) Kafka et de méditer sur « la métamorphose » que nous impose le virus : au début, on est comme son insecte symbolique, encore préoccupé par nos habitudes, notre humanité, nos rites, nos crédits et nos agendas.
Mais par la suite, la métamorphose atteint encore plus profondément le réel : l’insecte tente de sortir et de se mêler aux siens, c’est à dire de reprendre ses anciennes habitudes et découvre un monde blessant et détestable, une famille qui s’est changée en un club de meurtriers, un réel invivable.
Peut-être même que le contaminé nous perçoit ainsi que l’avait vécu le métamorphosé de Kafka, coincé dans les appartements d’une famille méconnaissable (le reste de l’humanité) et qui ne peut plus admettre la différence que comme horreur.
Mais en attendant (et en espérant ne pas avoir à le vivre), revenons sur le confinement : il nous offre au moins de la disponibilité. Ce vieux don du temps, cette attention augmentée envers l’imminent, l’énigme qui sort son museau, la possibilité de déambuler infiniment dans les mètres carrés de son appartement, le royaume d’un banc public imaginaire ou d’une vie de famille à l’ancienne, avant l’invasion des écrans qui osent déjà nous demander de prouver qu’on n’est pas des robots.
Murailles et frontières
La disponibilité nous offre aussi l’occasion de l’attention aux nôtres et aussi le revers de ce don : une trop grande écoute du corps, du vieillissement peut-être, de la solitude.
On peut bien sûr user de ce temps pour lire ou relire (une passion sosie de l’archéologie, mais sur du papier), travailler sur écran, s’offrir un Dieu pour voisin, ou cuisiner. La métamorphose n’est pas que mauvaise, elle peut permettre de se retrouver. Ou de se perdre.
Le confinement nous offre au moins de la disponibilité. Ce vieux don du temps, cette attention augmentée envers l’imminent
Pour conclure, notons que c’est aussi une leçon faite à ceux qui avaient pour passion les murailles entre pays, les frontières, les cantonnements d’autrui, les impossibilités de mouvement et le repli.
Voilà qu’un virus nous impose à tous, dans l’égalité virale, ce que nous rêvions comme solution à nos peurs. Le confinement, c’est aussi un rêve politique de séparation des nations qui se retourne monstrueusement contre nous tous.
Peut-être que le nouveau virus est l’extrême droite de la nature qui vote tragiquement. Ce n’est presque pas de l’humour ni de la bêtise que d’oser le penser.
Source: Middle East Eye. 23 mars 2020.
Kamel Daoud, 50 ans, écrivain et journaliste algérien, auteur et intellectuel mondialement reconnu, a publié notamment Ô Pharaon (récit), La Préface du nègre (nouvelles), Meursault, contre-enquête (roman multi-primé, traduit dans plus de vingt langues), Mes Indépendances (chroniques), Zabor ou les psaumes (roman), Le Peintre dévorant la femme (essai).
Ses prises de positions sur la religion, la langue arabe ou encore la sexualité dans le monde musulman ont souvent nourri de violentes polémiques. Un prédicateur salafiste algérien a notamment aux autorités de le condamner à mort.
La comparaison avec Kafka est très pertinente. Au-delà de La Métamorphose on pourrait aussi citer Le Château où il traite d’une bureaucratie compliquée, à la fois envahissante et inaccessible, avec des règlements édictés par des entités que l’on qualifierait aujourd’hui de “hors sol”, sorties d’on ne sait où, peut être un établissement de formation des élites, sous l’emprise et entre les mains desquelles le citoyen Lamda ne doit absolument pas tomber, sous peine de courir à sa perte. Comme on dit dans les films : “Toute comparaison avec des faits présents ou passés est involontaire et ne peut qu’être le fruit du hasard”.
Pour en revenir à La Métamorphose, Gregor, en désespoir de cause, a fini par se cacher derrière le canapé pour échapper à la redoutable femme de ménage qui, un jour, a décidé de déplacer le canapé pour faire un ménage complet, a découvert Gregor et l’a écrasé sous ses chaussures.
Comme on dit, “Toute comparaison … etc).