Pour saluer « J’accuse » de Roman Polanski, consacré par les Césars (meilleure réalisation, meilleure adaptation, meilleurs costumes), voici l’entrée consacrée au capitaine Alfred Dreyfus dans mon « Dictionnaire Amoureux de l’Alsace » (Plon, 2010)…
Dreyfus (Alfred)
Une scène que j’adore dans « Z », le film de Costa Gavras inspiré de l’assassinat du député grec Lambrakis, c’est l’arrestation inopinée, par le « petit juge » qu’incarne Jean-Louis Trintignant, des officiers putschistes joués par Julien Guiomar et Pierre Dux. Un journaliste demande à ce dernier : « votre arrestation, c’est une nouvelle Affaire Dreyfus ? ». Et Dux de répliquer du tac au tac : « Dreyfus était coupable ! »
Dreyfus, notre Dreyfus, symbole de toutes les injustices, vilipendé par l’armée à laquelle il tenait si fort. Mieux même : dans laquelle il plaçait non seulement sa confiance, mais son honneur. Il était le symbole du juif intégré, ou qui se croyait tel et que la grande histoire remettra à sa place.
Ce fils d’un riche industriel de Mulhouse – où il naît en 1859 -, ayant opté en 1871 pour la nationalité française, fera ses études à Paris au collège Sainte-Barbe. Il sera interne au collège Chaptal, préparera Polytechnique, en sort sous-lieutenant, choisit l’artillerie, entre à l’école d’application de Fontainebleau. Lui qui avait été frappé à onze ans par l’entrée des Prussiens dans sa ville natale, décide d’embrasser la carrière militaire pour manifester son attachement profond à la France.
Il est promu lieutenant en 1885, est adjoint, quatre ans plus tard, au directeur de l’Ecole de Pyrotechnie de Bourges, est promu Capitaine. Sera admis à l’Ecole Supérieure de Guerre, en sort avec le numéro 9 et mention très bien, est nommé à l’Etat-Major de l’Armée, où il est le seul juif. C’est le 15 octobre 1894 que démarre « l’Affaire ». Il est arrêté par le commandant du Paty de Clam, officier du 3e bureau. On l’accuse d’être l’auteur d’un document dérobé à l’ambassade d’Allemagne, annonçant la livraison de documents concernant la défense nationale.
C’est le « faux Henry ». Une affaire Clearstream avant Clearstream, qui déchaîne l’antisémitisme, met la France en porte-à-faux avec ses démons. Son procès, qui s’ouvre le 19 décembre 1894, devant le Conseil de guerre de Paris, déchaîne les passions. Il est condamné, le 22 décembre, à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, est dégradé au cours d’une cérémonie publique qui se déroule dans la grande cour de l’Ecole militaire, le 5 janvier 1895, est embarqué, le 21 février, pour l’Ile du Diable.
Tout cela appartient à l’Histoire avec un grand H. Le journaliste Bernard Lazare mène campagne pour la révision du procès. La publication par Zola dans l’Aurore, en janvier 1898, d’une lettre ouverte au président de la République (« J’accuse« ) et sa condamnation absurde à un an de prison font véritablement éclater « l’Affaire » qui, jusque là, restée confinée dans les milieux de l’armée. L’opinion se divise. Dreyfusards et « anti » s’affrontent. Il y a le dessin fameux du banquet familial déchiré par une discussion à son propos : « ils en ont parlé ». Théodore Herzl, qui rend compte du procès pour la « Neue Freie Presse » viennoise, prend conscience alors de l’importance de l’antisémitisme et a ainsi l’idée de « l’Etat juif », le livre qui porte ce nom, bien sûr, mais surtout le futur état d’Israël, que certains auraient voulu placer en Ouganda.
Parmi ses soutiens, deux alsaciens : le colonel Georges Picquart, né à Strasbourg, élevé à Geudertheim, qui découvre la trahison d’Esterhazy qui a été à l’origine de l’Affaire, et Auguste Scheurer-Kestner, natif de Mulhouse, vice-président du Sénat, qui défendra l’honneur bafoué du capitaine auprès du ministre de la guerre Billot et président Félix Faure. La Cour de Cassation annulera le premier verdict anti-Dreyfus le 3 juin 1899. Un deuxième procès s’ouvre à Rennes du 7 août au 9 septembre 1899, à l’issue duquel le capitaine Dreyfus est à nouveau condamné quoique avec des « circonstances atténuantes », ce qui n’a guère de sens, mais indique surtout l’embarras de l’armée devant une innocence largement prouvée, mais qui entache son honneur.
Le 19 septembre, Alfred Dreyfus est gracié par le président Loubet. Il vit ensuite à Carpentras, chez une de ses soeurs, puis à Cologny, près de Genève. On passe sur les péripéties juridiques de l’affaire alors qu’on sent bien que notre héros malheureux est parfaitement innocent, grâce notamment aux révélations du colonel Picquard. Il faut attendre le 5 mars 1904 pour que la Cour de Cassation déclare acceptable la demande en révision du jugement de Rennes et le 12 juillet 1906 pour que le dit-jugement soit cassé sans renvoi.
Il faudra encore le vote d’une loi par la Chambre pour que Dreyfus soit réintégré dans l’armée avec le grade de chef d’escadron. Le 21 juillet 1906, il est nommé Chevalier de la Légion d’honneur, puis à la direction d’artillerie de Vincennes, enfin le 15 octobre, désigné pour commander l’artillerie de l’arrondissement de Saint-Denis. Admis à la retraite en octobre 1907, il est mobilisé pendant la Grande Guerre et sera affecté à l’Etat-major de l’artillerie du camp retranché de Paris, puis, en 1917, à un parc d’artillerie divisionnaire. Il aura le temps de voir sa chère Alsace et Mulhouse rejoindre la mère patrie.
On imagine Alfred Dreyfus désabusé, mais non découragé. Il aura entraîné derrière lui toute une frange d’intellectuels – le mot est inventé à cette occasion – capables de se battre pour la liberté, la sienne, mais surtout celle de tout homme injustement accusé, même par la « Grande Muette », peu encline alors à reconnaître ses torts. Lorsqu’il meurt le 12 juillet 1935, son cortège funèbre, qui rejoint le cimetière Montparnasse, traverse la place de la Concorde au milieu des troupes célébrant la fête nationale. Celles-ci sont au garde à vous.
La France a finalement donné raison à Dreyfus et à ses partisans dont Zola qui aura tant œuvré pour sa libération.
Source: Le blog de Gilles Pudlowski. Les pieds dans le plat. 22 mars 2020.
Gilles Pudlowski est journaliste, écrivain, critique littéraire et chroniqueur gastronomique.
« La vérité, comme le feu, purifie tout. » Emile Zola