Nicolas Mathieu. Je rêve que ce virus soit le point de butée où trébuche notre civilisation du déni permanent

Face au coronavirus, nous vivons un moment historique, cruel comme une rafle, et rien ne serait pire qu’un retour à la normale.

Dans la salle du centre de régulation du SAMU 68 à l’hôpital Emile Muller, le 9 mars 2020, à Mulhouse. Le Grand Est est particulièrement touché par l’épidémie de coronavirus et les hôpitaux arrivent à saturation en raison de l’augmentation du nombre de cas graves.

Au mois d’octobre, j’avais publié sur cette page un texte assez long où je détaillais le piètre état dans lequel se trouve le système de santé français, en province notamment.

Aujourd’hui, le Grand Est est aux premières loges de la pandémie. Les services hospitaliers, en Alsace surtout, tirent déjà la langue et on sent chez les médecins, les soignants, monter la conscience de l’inéluctabilité d’une catastrophe.

Mon père se trouve chez lui; il souffre de diabète et de la maladie d’Alzheimer. Ma mère qui a connu plusieurs cancers pâtit de capacités respiratoires diminuées, ses poumons étant endommagés par les rayons qui l’ont guérie. Je suis confiné, demain mon fils me rejoindra. Il fait très beau ce 16 mars 2020 et sous le ciel impeccable, nous pressentons tous le déluge microscopique qui vient. Chacun est à son domicile, dans l’attente de cette vague dont on ne sait pas qui elle emportera.

En octobre, j’ai détaillé le piètre état dans lequel se trouve le système de santé français, en province notamment. Aujourd’hui, le Grand Est où je vis est aux premières loges de la pandémie.

Aujourd’hui, nous vivons un moment historique, cruel comme une rafle, qui laissera des plaies, et modifie de fait notre appréhension du monde. L’heure n’est pas à la désignation des responsables, ni à la colère. Quelques imbéciles s’embrassent encore en pleine rue, croyant que leur bêtise est du courage, qu’une accolade est un maquis, mais on peut être certain que très vite, nous ferons corps, nous tiendrons bon, surmonterons le cours habituel de nos paresses et de nos dissensions pour faire face. Nous sommes un peuple ancien, ni meilleur ni pire qu’un autre, qui se sait une histoire partagée et éprouve aujourd’hui avec une évidence renouvelée la communauté de destin qui le traverse.

Pour cette fois, il est en partie trop tard. Dans six mois, des statistiques nous renseigneront avec leur froide précision sur ce qui aura été vécu. Les autorités, actuellement médusées, auront alors tout compris. Rien ne se prévoit mieux que le passé. On tirera les leçons de nos maux, relativisant les pertes et les coûts. À défaut d’être tous morts, nous aurons tous été frappés. Le retour à la normale se fera dans un soupir, quelques têtes tomberont, nous serons les vétérans de cette guerre. La vie reprendra alors telle quelle. Et c’est encore le plus triste.

Car rien ne serait pire qu’un retour à la normale.

Si demain, nous revenons à notre aveugle train-train, primat du marché, sentiment de présent perpétuel, environnementalisme de façade, la prochaine crise nous trouvera aussi sots, aussi démunis.

Nous faisons aujourd’hui l’expérience à moindres frais de nos fragilités. Si demain, nous revenons à notre aveugle train-train, primat du marché, sentiment de présent perpétuel, environnementalisme de façade, grand remplacement de la raison par les affects, assassinat permanent de la langue, la prochaine crise nous trouvera aussi sots, aussi démunis. Je rêve que ce virus soit le point de butée où trébuche notre civilisation du déni permanent; qu’enfin nous regardions les choses en face et constations notre échec. Ce monde que nous avons fabriqué, dans ses détails comme dans son déploiement, n’est pas viable. D’autres raz-de-marée sont à prévoir. Tout est à refaire.

Nicolas Mathieu

Nicolas Mathieu est Écrivain, Prix Goncourt 2018 pour le livre « Leurs enfants après eux« , éditions Actes Sud

Source: Ce texte a été publié initialement sur la page Facebook de l’écrivain Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018, auteur de “Leurs enfants après eux”. Le HuffPost l’a republié le 16 mars avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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4 Comments

  1. Ce monde n’est plus viable en effet. Et lorsque j’entends parler d' »union nationale » pour moi ce terme sonne creux, tant je me sens étranger dans mon propre pays. Je n’ai aucune confiance dans la classe politique tous partis confondus, dans les médias (hormis TJ) qui sous-informent et désinforment à tour de bras, dans le système judiciaire, dans le système éducatif etc…Il n’y a aucun doute à avoir : le monde occidental contemporain restera le monde du déni permanent, à tous les niveaux et dans tous les domaines. Nietzsche et Orwell avaient anticipé cela. Et aussi Flaubert, dont « L’Éducation sentimentale » était un roman politique (ou anti-politique) d’une extraordinaire lucidité et modernité.

    • Effectivement il est bien tard pou s’apercevoir que la santé coûte et ne rapporte rien, sauf de vivre…
      Etant soignante ,(CHIRURGIEN DENTISTE) « fragile », et au contact quotidien de quelqu un qui a présenté tous las symptômes du virus, je n’aurai aucune indemnité étant donné que cette personne n’a pas été testée, ceux ci étant réservés aux cas graves..vive le libéral et vive la médecine …

  2. Tout est dit Nicolas MATHIEU dans ce seul  » rien ne se prévoit mieux que le passé  »
    Excellente analyse, je vous en félicite, digne du prix Goncourt ! vous ne l’avez donc pas volé ! et ce pourquoi j’ai envoyé un de mes fils me rapporter dare-dare  » Leurs enfants après eux  » Encore merci !

  3. Le message du docteur français en clinique à Wuhan a -t-il été envoyé au président Macron et diffusé largement par les médias ? Le manque de prise de conscience d’un trop grand nombre de français est à présent l’obstacle majeur pour une lutte efficace. Il faut dire la dangerosité extrême de l’épidémie, il faut que les responsables politiques réagissent sans faire d’erreurs ni de négligences (comme les masques et les gants pour les soignants). Toute erreur se paiera au prix fort (mortalité, crise économique, paix sociale…)

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