Mais comment avons-nous pu? Comment, alors que la France doit affronter non seulement sa «plus grave crise sanitaire depuis un siècle», mais aussi la plus grande tragédie historique qu’elle ait eue à connaître depuis la guerre d’Algérie, comment avons-nous pu prendre le risque de continuer à faire si longtemps comme si de rien n’était?
Disons-le: la tenue du premier tour de ces élections municipales était un non-sens absolu. Jeudi soir, la décision présidentielle de le maintenir, alors qu’était fortement recommandé aux personnes âgées de rester chez elles, était déjà lunaire. Vendredi soir, sa
confirmation par le premier ministre, alors qu’étaient interdits les rassemblements de plus de 100 personnes, était incompréhensible. Depuis samedi soir, la phase 3 et le confinement recommandé, l’affaire est devenue d’une tragique absurdité: altéré par la peur, frappé d’une abstention sans précédent, hypothéqué par la marche galopante de l’épidémie, ce scrutin municipal mort-né restera comme une mascarade démocratique. Le président de la République, le premier ministre, le président du Sénat et tous ceux qui en ont décidé devront en assumer la responsabilité – dont le navrant jeu de défausse auquel se livrent maintenant les uns et les autres ne suffira pas à les exonérer.
On dira que la fulgurante progression de la maladie, qui menace de submerger nos services hospitaliers, ne doit rien à la décision d’organiser quand même les élections municipales. C’est absolument vrai: vu le délai constaté entre contamination et développement du coronavirus, ce n’est pas avant dix jours que les éventuelles conséquences sanitaires de cette décision se feront sentir. Espérons que nous n’aurons pas trop à nous en repentir. Mais, dans son inanité, l’épisode résume et symbolise l’incroyable aveuglement collectif qui est le nôtre depuis l’apparition de l’épidémie.
Que de temps perdu! Que d’occasions manquées! Depuis la fin de ce mois de janvier où Mme Buzyn, alors ministre de la Santé, estimait le risque d’importation «pratiquement nul» et «très faible» le risque de propagation, combien de responsables gouvernementaux, de personnalités politiques, médiatiques, et parfois médicales nous ont assuré qu’il ne fallait pas s’effrayer d’une «supergrippe», que jamais des mesures de confinement «à la chinoise» ne seraient envisagées chez nous, ou, comme Sibeth Ndiaye, que l’Italie était tout sauf un modèle dont il faudrait un jour s’inspirer? Au contraire: pour manifester son esprit de résistance, on devait ne rien changer à ses
habitudes, continuer à sortir le soir (il y a dix jours, le président donnait lui-même l’exemple) et, pour le reste, opposer au virus ces «gestes barrières» censés tout régler. On voit ce qu’il en est…
Et tout cela, ne nous y trompons pas, toujours au nom des meilleures intentions du monde – ne pas affoler les foules, ne pas pousser l’économie dans le précipice – dont nous mesurons aujourd’hui les conséquences sur nos comportements collectifs. Édouard Philippe n’a pas tort quand il regrette que les consignes de «distanciations sociales» soient «imparfaitement appliquées» par les Français (le spectacle des terrasses parisiennes survoltées samedi soir ou des quais de Seine bondés dimanche matin est éloquent!), mais sans aucun doute le seraient-elles davantage si les autorités, plutôt que de chercher à rassurer (et à se rassurer) à tout prix, avaient exposé sans fard la réalité dramatique des prévisions que les services de santé leur transmettaient… Relire Albert Camus: «L’Homme n’a pas besoin d’espoir, il a simplement besoin de vérité»…
N’épiloguons pas. Plus tard viendra le temps des examens de conscience, des révisions déchirantes et des recherches en responsabilité. Pour l’heure, l’urgence vitale est d’enrayer la course infernale de la maladie. Et pour cela, il est une règle que chacun doit s’efforcer d’appliquer, sans tergiverser ni chercher à finasser: «Rester chez soi. Rester chez soi. Rester chez soi.»
La littérature scientifique nous enseigne avec la force implacable des statistiques que si chacun divise ses «interactions sociales» par 4, alors la maladie peut régresser. Comme le dit fort justement Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé: «Ce n’est pas le virus qui circule, ce sont les hommes et les femmes qui le font circuler…» Nous avons trop attendu, nous nous sommes trop bercés d’illusions, nous avons trop fardé la réalité: il faut maintenant – c’est le seul moyen non pas d’échapper au pire, mais de l’atténuer
appliquer ces principes de bon sens avec une rigueur absolue. Tout ce que pourra faire le gouvernement pour imposer – enfin! – cette discipline collective qu’il n’a pas su susciter mérite d’être soutenu.
La grande épreuve est engagée. Elle provoquera de grandes souffrances. Physiques, psychologiques, sociales… Elle aura des effets ravageurs – et durables – sur nos économies. Elle mettra à rude épreuve la cohésion de nos familles, de nos entreprises et de notre nation tout entière, ébranlée déjà par le terrorisme islamiste, la révolte des «gilets jaunes» et la colère suscitée par la réforme des retraites. Elle bouleversera bien des choses sur son passage, et le monde qu’elle laissera derrière elle sera sans doute fort différent de celui que nous connaissons.
C’est une épreuve individuelle: l’homme est un animal social qui ne supporte pas sans peine d’être confiné. Lire, réfléchir, se distraire et, pourquoi pas, s’amuser: à sa place, Le Figaro, dont les journalistes resteront mobilisés tant que la chose sera possible, tentera d’accompagner ses lecteurs dans cette longue traversée.
C’est une épreuve collective: seul un peuple sachant faire preuve de «force d’âme», pour reprendre le beau mot du président de la République, pourra l’affronter. Ce qui nous lie, et que nous avons trop souvent oublié, sera notre plus grande force. Nous nous poserons des questions. Des angoisses nous étreindront. Pour nos enfants, nos parents, notre famille, nos amis. Nous n’échapperons ni au chagrin ni à la colère. Jamais pourtant il ne nous faudra oublier la leçon de ce mendiant à qui l’Électre de Jean Giraudoux choisit de donner le dernier mot:
«Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire (…)?
- Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore.»
Source: Le Figaro. 15 mars 2020.
Alexis Brézet est directeur des rédactions du Figaro.
Merci pour ce beau texte plein de justesse qui rejoint complètement mon sentiment. On dit que ce sont les événements qui font les grands hommes, il semble qu’il faille devoir patienter encore….
La presse française est de plus en pus médiocre mais nous avons les petits profs de luxe, ou donneurs de leçons. Sans ces bavards, qui ne semblaient pas bouleversés par les dizaines de milliers de morts dues à la pollution, nous pourrions réfléchir au dépérissement de la République, bien plus précieux que nos vies.
@Olivier Comte Je m’associe pleinement à vos commentaires.
La seule « » »guerre » » » que Macron est capable de mener, c’est celle que même le plus mauvais général au monde ne pourrait pas perdre.
Endiguer, confiner a été jugé nécessaire mais de nouveau confondre la cause et l’effet ne fera que davantage, encore, hypothéquer l’avenir et le bien commun. L’opportunisme de dirigeants narcissiques et hyper hédonistes détournera encore de justes mots, les profanera pour masquer le décalage avec leurs actes. En attendant le pire des virus, celui de la haine et de la barbarie, continue à circuler librement tant toutes les portes lui sont ouvertes. On m’a autrefois enseigné qu’une nation chutait par l’iniquité de ses tribunaux, par l’injustice d’une civilisation. Des victimes coupables de l’être, des personnes vulnérables abusées, l’opportunisme et l’idéologie à tous les étages, et l’impuissance et le désarroi comme unique réconfort.
Encore aujourd’hui, j’apprends que certains ambulanciers font un tri, sur la base de critères communautaires inhumains, des patients atteints du virus en cours, ces ambulanciers en question semblant eux-mêmes atteints d’un puissant et persistant virus de l’esprit, pour lequel aucune mesure de confinement n’a jamais jamais été prise. Que faire ? Peut-être prier, prier pour tous et pour tous les maux.