Mémoire.
J’ai beaucoup d’admiration pour celles et ceux qui vont témoigner dans les écoles. Et cette nouvelle génération de témoins, la mienne, pas les témoins directs, mais les enfants. Nous, les enfants, avec cette mémoire qui s’est comme tatouée quelque part entre coeur et poumons.
Car on ne vit pas sans en prendre l’empreinte d’avoir été enfant auprès de parents que saisissaient soudain l’emprise de la mémoire, les isolant quelques secondes, quelques heures, quelques jours en une sorte de plongée intérieure non communicable, comme plongée en un enfer mémoriel qui les coupait du monde actuel.
Et voici que les générations de celles et ceux qui ont vécu eux-mêmes ces temps d’enfer s’effacent de plus en plus rapidement et c’est à nous de prendre le relais.
Peut-être de former nos enfants.
Dans les synagogues d’Alsace jusqu’à il y a peu, la Bima au centre, là où on se place pour lire la Thora s’appelait « Al Memor », mot ancien sonnant un peu espagnol, parce que lors des fêtes on lisait cet Al Memor, cette liste des martyrs de la ville ou du village lors des pogromes et bûchers médiévaux qui ont si terriblement marqué la mémoire.
Une mémoire qui s’est brutalement presque effacée, écrasée par celle de la récente shoah passée sur nos communautés comme un panzer sur chair humaine.
Les synagogues devenues garages, remises à machines agricoles, réserve à fourrage
Moins loin que la Pologne on peut faire un voyage dans la riante Alsace entre maisons fleuries, vignobles, auberges coquettes: on y verra les synagogues devenues garages, remises à machines agricoles, réserve à fourrage. On y verra les pierres tombales servant de clôtures à prés à vaches ou à cochons. Et dans les maisons des vignerons et des notables la vaisselle de Pessah – personne ne sait jamais comment c’est arrivé là, ah, c’est juif, non, ah, c’est drôle, Armand, viens voir, la dame elle dit que le plat de mémé il serait juif, oh, ben non, mon mari il dit qu’on l’a toujours eu – ah oui, la vaisselle du seder pour servir saucisson et cochonailles à l’heure de l’apéro.
Je porte depuis mon enfance une sorte d’Auschwitz intérieur, secret et bien scellé
À la différence de beaucoup, je n’ai jamais fait le voyage d’Auschwitz, je ne pourrais pas, rien que d’y penser j’en tremble, à croire que je porte depuis mon enfance, ma conception peut-être, une sorte d’Auschwitz intérieur, secret et bien scellé.
Wiener Graben, escalier de la mort de Mauthausen. Mon père l’évoquait parfois.
Je ne suis pas allé à Auschwitz.
Mais au « modeste » camp de Shirmeck, au « modeste » camp du Struthof, distant de six km, en Alsace.
La première fois, c’était par hasard, en hiver, qu’est-ce que je fichais seul dans les Vosges enneigées, cols fermés, avec cette espèce de grosse berline que j’avais alors, noire, chaînes aux roues, je ne sais pas, seul, absolument seul, je devais avoir je ne sais quoi sur le coeur ce jour-là, un homme ne se retrouve pas seul dans la nuit à six heures du soir dans un coin pareil. Ou bien je bossais. Je ne sais plus.
Je sais que dans mes phares j’ai vu la flèche portant ce nom: Shirmeck. J’ai freiné, j’ai tourné et je me suis retrouvé seul là bas.
À un endroit il y avait un escalier. Raide. Et les wagonnets rouillés sur le bord. Raide il était cet escalier, seul, dans le noir, dans cet hiver rude. Voilà.
Dans cette errance nocturne, évidemment on ne visitait plus à cette heure là, je savais que la chambre à gaz du Struthof était à l’extérieur du camp.
Alors j’ai cherché.
Trouvé.
Sur la porte il y avait cet écriteau glaçant: « Faute de personnel la chambre à gaz est provisoirement fermée« .
Comme ça.
De l’autre côté de la route il y avait une auberge.
Ouverte, bruyante. Alsacienne.
Avec des têtes de cerfs et de sangliers. À dix mètres.
Je sais que plus tard j’ai trouvé une espèce d’hôtel où passer la nuit, dans la montagne. Il faisait froid. Très froid.
Cet homme y était devenu fou
Quelques temps plus tard je me suis retrouvé par là, c’était encore l’hiver, j’étais revenu. J’ai visité la chambre à gaz.
Non je n’ai pas fait le voyage d’Auschwitz.
Et puis j’entends encore mon père vers 1950/52 dire à ma mère qu’un de leurs amis y était allé. Oui certains y allaient alors déjà. Bien avant l’industrie du voyage. Ça devait pas être aménagé comme aujourd’hui. En tout cas cet homme y était devenu fou. Devant une montagne de chaussures d’enfants. Faut dire que ses quatre enfants y étaient restés. Avec sa femme. Sa mère aussi.
J’admire beaucoup celles et ceux qui savent témoigner, ont cette force, trouvent les mots pour dire.
C’est bien.
C’est courageux, nécessaire.
Moi, je crois que je saurais pas.
Non, je ne suis jamais allé à Auschwitz.
Je sais pas pourquoi je raconte tout cela à quatre heures du matin.
L’hiver sans doute.
Poster un Commentaire