Avant toute chose, il convient de rappeler ce qui risque fort d’être oublié, noyé dans la tourmente médiatique: Woody Allen est un immense cinéaste, l’un des plus importants de ces cinquante dernières années.
Le réalisateur de Stardust Memories et de La Rose pourpre du Caire, de Match Point et de Blue Jasmine est l’un des plus formidables satiristes de notre modernité tardive, de ses névroses, de son obsession paralysante de l’autoanalyse, de son abrutissement hédoniste, de son culte de la vulgarité, de la façon dont elle piétine allégrement les droits de l’intelligence, de son nivellement par le bas, de la vacuité de son matérialisme, de la façon dont elle a sacrifié l’amour au sexe et à la passion.
Le cinéaste d’Annie Hall ou de Hannah et ses sœurs est également un merveilleux apologiste du pouvoir qu’a l’art de soigner les blessures de la vie, et aussi, ce dont bizarrement notre époque obsédée de postures féministes ne semble lui savoir aucun gré, l’un des plus passionnés chantres de la femme, seule voie d’accès possible pour lui à l’infini et «réponse de Dieu à Job» (comme il le dit dans Manhattan), preuve ineffable et sublime que la création n’est pas aussi ratée que ce que l’on peut penser dans les moments de découragement ou de désespoir.
Scrutateur hilarant et angoissé du chaos dans lequel se trouve plongé l’homme moderne par son désir de ne plus se soumettre au regard de Dieu, comme cet agnostique l’a magistralement démontré dans Crimes et délits, Woody Allen est un moraliste d’autant plus cruel et pertinent que c’est aussi lui qu’il flagelle à travers l’époque, dont l’homme qu’il est dans la vie réelle partage souvent les errements et les vices. Woody Allen est un moraliste d’autant plus cruel et pertinent que c’est aussi lui qu’il flagelle à travers l’époque.
Car, bien sûr, moraliste, Woody Allen n’en est pas moins un pécheur, avec ses faiblesses et ses indignités. Des faiblesses et des indignités que le manichéisme de l’époque voudrait voir tout occulter, comme si l’homme était assez monstrueux pour effacer l’artiste, pour qu’on doive le réduire au silence. Ses films ne sont plus distribués aux États-Unis, le studio Amazon ayant rompu le contrat qui le liait au cinéaste, et le groupe Hachette, qui avait finalement accepté de publier ses mémoires après que nombre de grands éditeurs américains ont refusé de prendre ce risque, a fait volte-face devant la protestation d’une partie de ses employés et surtout de l’un de ses auteurs vedettes, Ronan Farrow, «tombeur» de Weinstein grâce à ses enquêtes journalistiques et en guerre depuis des années avec son père Woody Allen, dont il est le seul enfant biologique.
Que reproche-t-on à Woody Allen? D’abord d’avoir eu une relation sexuelle avec une jeune femme de 35 ans sa cadette (qu’il a épousée ensuite et qui est toujours sa femme), alors même qu’il était en couple avec la mère de celle-ci, Mia Farrow (contrairement à ce qu’écrivent régulièrement des journalistes peu scrupuleux,
Woody Allen a donc épousé la fille adoptive de son ex-compagne, et non pas sa propre fille adoptive, ce qui aurait ajouté à l’immoralité de la chose une illégalité flagrante).
C’est évidemment une conduite moralement peu reluisante, voire répugnante ; mais n’étant pas illégale et ayant eu lieu entre adultes consentants, on est en droit de considérer que c’est une affaire qui ne regarde que les personnes concernées, même si elle jette sur l’homme privé Woody Allen une lumière peu flatteuse.
Mais l’accusation la plus grave n’est pas celle-là. Elle est née dans la foulée de la séparation particulièrement houleuse, on s’en doute, qui s’est ensuivie entre Woody Allen et Mia Farrow.
Dans cette famille dysfonctionnelle, les choses sont visiblement plus compliquées que ne le voudrait le simplisme de l’époque, qui réclame un coupable – de préférence masculin – et une victime.
C’est en effet en pleine bataille judiciaire pour la garde de leurs enfants, en 1992, que Mia Farrow accuse son ex-compagnon d’attouchements sexuels sur la personne de leur fille adoptive, Dylan, alors âgée de 7 ans.
Woody Allen a toujours nié les faits, mettant ces accusations sur le compte de la rancune de Mia Farrow à son égard. Si Ronan prendra le parti de sa mère contre son père, la presse oublie toujours de signaler qu’un autre fils adoptif de Woody et Mia, Moses Farrow, a pris la défense d’Allen et accusé sa mère d’avoir manipulé sa sœur Dylan «par haine de son père» – Moses a publié sur son blog un témoignage extrêmement circonstancié sur l’affaire où il explique pourquoi, selon lui, l’agression de Woody Allen contre Dylan ne peut pas matériellement avoir eu lieu, mais aussi décrit les mauvais traitements infligés à ses frères et sœurs comme à lui par Mia Farrow. Dans cette famille dysfonctionnelle, les choses sont visiblement plus compliquées que ne le voudrait le simplisme de l’époque, qui réclame un coupable et une victime – le coupable étant de préférence masculin.
Après une enquête approfondie, la justice américaine a refusé de poursuivre Woody Allen tout en jugeant sa conduite «inappropriée», les services sociaux de New York ayant conclu à l’inexistence d’abus sexuel sur Dylan. L’affaire se solde par une restriction des droits de visite du cinéaste à l’égard de ses enfants. Depuis la dernière intervention de la justice dans l’affaire, en 1995, aucune accusation supplémentaire n’a été portée contre le cinéaste ; et ce n’est que parce que Dylan et Ronan Farrow ont saisi le contexte de #MeToo pour remettre l’accusation contre leur père en pleine lumière médiatique que celle-ci a ressurgi, sans qu’il y ait le moindre élément nouveau depuis que la justice a classé l’affaire.
Il ne s’agit donc pas, en défendant Woody Allen, de prétendre que son talent le placerait au-dessus de la justice. Il s’agit, au contraire, de rappeler qu’être soumis à la justice, c’est aussi bénéficier du droit d’être innocenté ; qu’un artiste a, comme les autres, droit à la protection de la justice et à la présomption d’innocence ; et que la souffrance, la colère et l’indignation ne donnent pas tous les droits et ne placent personne, non plus, au-dessus de la justice. Être soumis à la justice, c’est aussi bénéficier du droit d’être innocenté. Et un artiste a, comme les autres, droit à la protection de la justice et à la présomption d’innocence.
Chacun est évidemment libre de penser, en ne sachant rien de plus de cette affaire que ce que la justice américaine a eu à en connaître, que celle-ci s’est trompée. Chacun a le droit de penser que la vie privée de Woody Allen est répugnante et que le cinéaste est un salaud. Il n’en reste pas moins que, au regard de la justice, c’est un homme innocent.
L’amalgame avec Roman Polanski, condamné par la justice américaine après avoir été accusé de viol sur une enfant de 13 ans et qui a partiellement reconnu les faits, et par ailleurs accusé de viols et agressions sexuelles par plusieurs femmes mineures au moment des faits, est donc tout à fait mensonger.
Comme l’a dit Woody Allen dans un entretien donné pour la sortie de son dernier film: «J’ai été accusé une fois dans ma vie par une personne. Il y a eu une enquête sérieuse menée par deux juges qui ont conclu ensemble que cela n’avait aucun sens.» Ce qui n’empêche pas, sur les réseaux sociaux, des gens qui ignorent tout de l’affaire de le décrire comme un pédophile en série qui «sodomise des bambins»…
Vouloir priver quelqu’un dont la justice a estimé qu’il était innocent du droit de faire entendre sa parole, tandis que ses accusateurs ont toute latitude de continuer à lui reprocher ce qu’il nie avoir commis, n’est pas seulement une injustice flagrante, c’est un effrayant recul de nos libertés. Si on accorde au tribunal de l’opinion publique le droit de décider, sur des critères moraux subjectifs et fluctuants, de qui a le droit ou non de s’exprimer, qui ne voit qu’on met en branle un engrenage qui ne peut que broyer inexorablement, recul après recul, lâcheté commerciale d’éditeur trop prudent après lâcheté commerciale, le droit fondamental à la liberté de parole? Beaucoup ont réagi au recul d’Hachette par un haussement d’épaule, soit qu’ils affirment que Woody Allen n’a qu’à s’autoéditer, soit qu’ils pensent, par antipathie pour le personnage, que c’est bien fait pour lui.
À ces réactions à courte vue, on préfère la lucidité de Stephen King quand il écrit: «La décision d’Hachette de laisser tomber Woody Allen me met très mal à l’aise. Ce n’est pas lui, je me fiche de M. Allen. Ce qui m’inquiète, c’est qui sera muselé la prochaine fois.» Si l’on ne résiste pas à cette pente, en arrivera-t-on bientôt, dans les procès, à interdire aux accusés de se défendre, au prétexte que leur parole offenserait les victimes ?
Ronan Farrow a déclaré que la décision initiale d’Hachette de publier Woody Allen témoignait d’un manque «de compassion pour les victimes d’agressions sexuelles». Mais l’indispensable compassion pour les victimes ne saurait justifier qu’on piétine et la liberté d’expression et la justice, en ignorant le droit des accusés à faire entendre leur point de vue, et plus encore lorsqu’ils ont été blanchis des accusations portées contre eux.
Si l’on ne résiste pas à cette pente, en arrivera-t-on bientôt, dans les procès, à interdire aux accusés de se défendre, au prétexte que leur parole offenserait les victimes? C’est bel et bien à ce déni de l’État de droit que la censure dont est victime Woody Allen ouvre la porte.
Source: Figaro Vox. 9 mars 2020.
Laurent Dandrieu est rédacteur en chef à Valeurs actuelles. Il a notamment publié Woody Allen, portait d’un antimoderne (CNRS Éditions, 2010) et Dictionnaire passionné du cinéma (Éditions de l’homme nouveau, 2013).
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