Il ne faut pas se fier au titre lapidaire de l’ouvrage que publie Georges Bensoussan « L’Alliance Israélite Universelle (1860-2020) – Juifs d’Orient – Lumières d’Occident » : il ne rend pas compte de la richesse du livre, non plus que de la complexité d’une institution dont l’avènement et l’histoire s’inscrivent dans une fresque géopolitique saisissante.
L’auteur évoque « l’ambivalence d’une émancipation » – mots qui auraient effectivement constitué un sous-titre éloquent.
Car l’on est saisi, à la lecture de cette monographie, par les multiples contradictions qui ont marqué tant l’émancipation des Juifs de France depuis 1791, que celle, portée depuis 1860 par l’Alliance Universelle Israélite (A.I.U.), des Juifs d’Afrique du Nord et d’Orient.
Les antagonismes ne manquent pas, en effet, et apparaissent d’emblée, après le vote de l’Assemblée Nationale qui, le 27 septembre 1791, fait des Juifs de France des citoyens français égaux en droits et en devoirs à tous les autres, et libres comme tous leurs concitoyens[i]. Aux modernistes qui adhèrent avec enthousiasme aux idéaux de 1789 et abandonnent l’idée d’une « nation juive » au profit de celle de nation française, s’opposent les traditionnalistes qui perçoivent ces idées nouvelles comme un danger. Les premiers voient dans l’émancipation accordée aux Juifs la promesse d’un avenir conforme aux Lumières, tandis que les autres craignent l’effondrement d’un monde, certes parsemé de malheurs multiséculaires, mais marqué par une solidarité et surtout un pouvoir sans partage sur les masses juives.
Clivage entre élite sociale juive et petit peuple misérable
Après la Révolution, le clivage est patent entre une élite sociale juive constituée par quelques familles de banquiers et membres de professions libérales et le petit peuple misérable qui vit au jour le jour sans grandes chances de promotion sociale à court terme.
Il se doublera, après la Révolution de 1848, d’un nouvel antagonisme avec l’apparition d’une génération d’universitaires (quelques normaliens, beaucoup d’agrégés) qui, lorsqu’ils sont en butte à la discrimination et à l’hostilité du pouvoir aiguillonné par la puissante Église catholique (affaires Isidore Cahen en 1849 et Jérôme Aron en 1852[ii] ; blocage de l’accès aux concours de certains candidats juifs ou protestants en 1852) sont en butte à l’indifférence du Consistoire comme des notables, plus soucieux de préserver leur position sociale que de défendre leurs coreligionnaires.
Certes, en coulisses, voire ouvertement, l’élite dirigeante israélite se mobilise parfois, comme lors de l’affaire de Damas en 1840[iii] et, en 1858, lors de l’affaire Mortara[iv].
Ces affaires emportent cependant la conviction d’un certain nombre de « Juifs émancipés et diplômés de l’Université » de la nécessité de « se doter d’une organisation capable d’être entendue des Gouvernements » afin, comme l’écrit la revue « Archives Israélites », de « secourir les Juifs persécutés ». D’autant que , lors de l’affaire de Damas, le voyage à Alexandrie d’une délégation comprenant notamment Adolphe Crémieux a permis de découvrir l’effroyable condition des Juifs du monde arabo-musulman.
La nécessité de protéger ces communautés – et d’autres en Europe centrale, aussi – comme de les éduquer afin de les sortir de leur misère tant matérielle que psychologique est à l’origine de la création en 1860 de l’Alliance Israélite Universelle (A.I.U.).
Secourir et éduquer : les termes seront rapidement inversés car l’éducation apparaît primordiale. Instruire c’est-à-dire transmettre les bases d’un savoir qui permettra l’accès à des métiers autres que colporteur ou commerçant, mais aussi apprendre l’hygiène à ces populations qui vivent dans la saleté et la maladie. Un devoir pour les promoteurs de cette organisation qui veut porter la parole et les valeurs issues des Lumières et de la Révolution de 1789 au nom de l’universalisme dont la France s’est fait le champion.
Et déjà le discours est ambivalent, empreint de condescendance, voire de mépris vis-à-vis de ces frères d’Orient, arriérés et superstitieux, si différents des Juifs émancipés qui viennent leur apporter leur aide et leur savoir, et entendent les ouvrir à une vie nouvelle.
Même ambivalence en ce qui concerne le personnel enseignant envoyé sur place : les cadres de l’Alliance à Paris sont des ashkénazes, et, pendant très longtemps (jusqu’en 2008 !), le Secrétaire Général (véritable décisionnaire de l’organisation) est un Alsacien. Les enseignants, pour leur part, ne sont pas Français mais proviennent de pays où l’Alliance implante ou souhaite ouvrir des écoles : Turquie, Bulgarie, Maroc, Syrie, Grèce, et aussi Eretz Israël pour reprendre la terminologie utilisée par Georges Bensoussan pour désigner cette terre ancestrale déjudaïsée par les Romains au point d’en faire disparaître jusqu’au nom et le remplacer par celui de Palestine. Ils sont donc sépharades. Formés durant 4 ans à Paris – où ils sont appelés à se rendre alors qu’ils sont recrutés très jeunes (16 ans) – dans ce qui deviendra l’E.N.I.O. ( École Normale Israélite Orientale), ils doivent déjà connaître le français car c’est dans cette langue que doivent être dispensés les enseignements dans toutes les écoles de l’AIU où qu’elles se trouvent. La contradiction saute immédiatement aux yeux : l’universalisme de l’Alliance est français, la langue et la culture qui sont portées par l’organisation sont françaises même si celle-ci se proclame « Universelle ».
Par principe, ces jeunes enseignants sont envoyés dans des pays autres que le leur. Leurs conditions de vie sont particulièrement difficiles (isolement, éloignement de leurs familles, difficultés de logement, absence de toute vie culturelle et même sociale en dehors des offices religieux auxquels ils sont tenus d’assister scrupuleusement), et leur rétribution modeste. S’ils émettent la moindre demande, ils sont sèchement éconduits par la direction parisienne – que cette contradiction entre les valeurs qu’elle prétend porter et la façon dont elle traite son personnel enseignant ne semble pas émouvoir, à supposer qu’elle en soit même consciente.
À Paris même, là où siège l’AIU, la contradiction est rapidement éclatante entre la volonté initiale des promoteurs de l’institution et la réalité qui s’est imposée. Ayant besoin de fonds importants pour créer et faire fonctionner ses écoles, l’AIU fait appel à la générosité de riches donateurs, essentiellement des … banquiers : les Universitaires des premiers temps le cèdent ainsi très vite aux notables contre lesquels ils avaient entendu se constituer.
La contradiction confine à l’aveuglement, au déni du réel, quand, en dépit de la montée des nationalismes anti-juifs tant européens qu’arabes, les dirigeants de l’Alliance persistent à ne voir dans l’antisémitisme que le reliquat d’une barbarie vouée à disparaître avec la diffusion des Lumières apportées au monde par la Révolution française de 1789, et veulent former les enfants de leurs écoles à devenir des citoyens égaux dans les pays où ils vivent – niant tant les discriminations de nombreux pays européens que la dhimmitude inhérente au Coran qui gouverne les pays musulmans.
AIU : « Pas de peuple juif ni de nation juive »
Mais le summum de la contradiction se trouve dans un autre aspect idéologique de l’Alliance, qui est du reste intimement lié au précédent. Convaincue que la réponse à la citoyenneté française accordée aux Juifs par la Révolution doit être une assimilation de ceux-ci à la nation française sans réserve ni limite, et que ce modèle a vocation à s’appliquer au monde entier, l’Alliance récuse l’idée de « peuple juif » ou de « nation juive ». Ne voulant voir dans le judaïsme qu’une religion, elle s’oppose frontalement au sionisme naissant à la même époque qu’elle. Ses réactions sont virulentes, d’une violence inouïe, alors même que l’idée sioniste connaît un succès croissant auprès de ses personnels enseignants comme des populations juives auprès desquelles ils exercent. Certes, l’Alliance ouvre également des écoles en Eretz Israël, et fonde notamment le lycée agricole – qui existe toujours – de Mikvé Israël. Mais elle se réclame d’une mission caritative exclusive de tout objectif national juif.
Seule la tragédie de la Shoah et l’opiniâtreté des pionniers du Yichouv qui aboutit en 1948 à la création de l’État d’Israël amèneront, volens nolens, les nouveaux dirigeants de l’AIU à une attitude à la fois plus réaliste et plus fraternelle.
Il est vrai qu’entre-temps, l’Alliance avait vu s’effondrer nombre de ses rêves idéalistes. Repliée en 1940 à Vichy, là où siège le régime collaborateur dirigé par Philippe Pétain, elle tente de garder le contrôle de ses écoles, tandis que ses locaux parisiens sont immédiatement investis par les Allemands et sa bibliothèque pillée par l’occupant. Xavier Vallat, premier commissaire général aux affaires juives, dissout l’Alliance et l’ENIO, et les rattache à l’U.G.I.F.[v], structure créée sur ordre allemand en novembre 1941. En juin 1942, l’État français donne cinq jours à la direction de l’AIU pour quitter Vichy. Après quelques mois d’errance dans le Sud, « l’administration fantôme de l’institution » entre dans la clandestinité à l’automne 1943. Pendant ce temps, plusieurs sociétaires de l’AIU avaient rejoint Londres ou, plus tard, après sa libération, Alger. En 1943, René Cassin, commissaire à l’instruction publique de la France Libre, se voit confier par le Général De Gaulle le soin de reconstituer l’AIU – avec laquelle il n’avait jamais eu de lien auparavant. Après la Libération, il aura le souci constant de réconcilier, dans les nouvelles instances dirigeantes, des lignes politiques différentes : celle des « anciens » qui veulent toujours s’en tenir à une définition strictement religieuse du Judaïsme, et celle des « nouveaux », issus de la guerre et de la Résistance, qui récusent cette conception qu’ils estiment désormais totalement obsolète. Après des débats houleux, l’adhésion au C.R.I.F. est décidée en juillet 1945. Et, le 11 novembre suivant, l’AIU publie une longue déclaration – qui porte la marque de l’influence de René Cassin – Elle y réaffirme son attachement à l’idéal « hérité des prophètes d’Israël et des apôtres de 1789 », mais proclame aussi que le sionisme « est devenu la fierté légitime de ceux qui donnent au monde le spectacle émouvant d’une renaissance juive en Judée, et le suprême espoir de ceux qui, de leurs détresses lointaines, rêvent d’y renaître avec elle » : elle admet ainsi que nombre de Juifs ne veulent plus rester là où ils se trouvent et qu’il faut les aider à émigrer, et elle soutient désormais la création d’une patrie juive en Eretz Israël. Entre-temps, l’Histoire avait contredit les espoirs des fondateurs de l’AIU : comme le reconnaît cette déclaration, « nous venons d’apprendre ce que valent les droits au temps de la tranquille barbarie »…
« L’ambivalence d’une émancipation »
En dépit de toutes les ambivalences et contradictions qui marquent l’histoire de l’AIU, son œuvre ne saurait être minimisée : par l’enseignement qu’elle a apporté à des populations misérables de dhimmis méprisés et opprimés, par l’apprentissage de règles de santé et d’hygiène, par l’apport de la notion d’égalité entre les hommes, l’AIU a indiscutablement créée, dans le monde arabo-turco-perse, du Maroc aux confins de l’Asie, un homme et une femme[vi] juifs nouveaux, conscients de leur dignité humaine, refusant la soumission à laquelle ils avaient été réduits depuis des siècles. Et, lorsque les nationalismes arabes ont contraint les populations juives à quitter leurs terres ancestrales devenues des États indépendants, une grande partie émigra en Israël pour y construire le pays. Ultime ambivalence de l’AIU : elle fournissait les hommes et femmes qu’elle avait formés dans ses écoles au jeune État juif c’est-à-dire au projet qu’elle avait longtemps combattu et qui avait réussi. « L’ambivalence d’une émancipation » se trouvait ainsi résolue d’une manière imprévisible pour les promoteurs et les dirigeants de l’AIU jusqu’au début des années 1940.
Dense, précis, regorgeant de témoignages édifiants puisés essentiellement dans les archives de l’AIU, l’ouvrage de Georges Bensoussan est à la fois scientifique – le travail minutieux d’un historien exigeant – et accessible au simple profane tant le style de l’auteur est fluide et son écriture limpide. Sa lecture nous fait remonter le temps, depuis la Révolution Française, pour nous conduire au nouveau défi de l’AIU avec l’essor de son enseignement recentré sur le territoire national, consécutif à la désertion forcée des écoles de la République par les enfants juifs victimes de menaces et agressions dans les « territoires perdus » c’est à dire conquis par le communautarisme islamique. Elle nous fait aussi voyager dans l’espace, de Casablanca à Téhéran, de Mogador à Chiraz, de Belgrade à Bagdad, en passant, bien sûr, par Paris et… Jérusalem. DK♦
Source: MABATIM.INFO 7 février 2020.
Danielle Khayat est Magistrat en retraite
[i] « Loi relative aux Juifs, donnée à Paris, le 13 novembre 1791 » par le roi Louis XVI, portant promulgation du décret de l’Assemblée Nationale du 27 septembre 1791
[ii] En 1849, Isidore Cahen, normalien, reçu premier à l’agrégation de philosophie, est nommé en Vendée. Destitué de sa chaire à la demande de l’évêque de Luçon qui s’insurge qu’un Juif soit nommé dans cette région profondément catholique, il est nommé à un poste moins prestigieux à Tours. Son refus provoque sa révocation. Trois ans plus tard, Jérôme Aron, jeune professeur juif agrégé d’histoire, nommé à la « seconde chaire d’histoire » du lycée de Strasbourg, est destitué par arrêté ministériel à la suite de pressions exercées contre cette nomination dans une région demeurée hostile à l’émancipation des Juifs (durant l’été 1848, soixante communautés juives y ont été victimes de violences).
[iii] Le 5 février 1840, à Damas, le père Thomas, un capucin sarde, par ailleurs protégé français, et son serviteur musulman Ibrahim Amarah disparaissent. Immédiatement, les autorités chrétiennes accusent « les Juifs » de les avoir enlevés, accusation relayée par le consul de France, le comte Benoît de Ratti-Menton. Plusieurs notables juifs (ainsi que leurs enfants pour faire pression sur leurs parents) sont arrêtés, interrogés sous la torture. Deux d’entre eux meurent des supplices qui leur sont infligés. Premier à être informé, le baron James de Rothschild, banquier proche de la Cour du roi Louis-Philippe, intervient auprès du Premier ministre, Adolphe Thiers, qui l’éconduit. Reçu à sa demande par le chef du gouvernement, Adolphe Crémieux s’entend répondre : « Ces gens-là sont coupables, ils ont voulu le sang d’un prêtre et vous ne savez pas jusqu’où peut aller le fanatisme de Juifs de l’Orient ». Le 29 juin 1840, dans les locaux de la banque Rothschild à Paris, il est décidé de l’envoi d’une délégation composée de Adolphe Crémieux, de Lord Moses Montefiore – que Crémieux est allé alerter auparavant à Londres – et du savant orientaliste Salomon Munk, chargée de rencontrer à Alexandrie le vice-roi Muhammad Ali – l’Égypte étant alors la puissance souveraine en « Grande Syrie ». Arrivée le 4 août 1840, la délégation obtient, après quelques semaines de négociations, la libération de quinze prisonniers juifs de Damas encore vivants.
[iv] En juin 1858, à Bologne, qui fait alors partie des États pontificaux, un enfant juif âgé de 6 ans, Alfredo Mortara est enlevé de la maisons de sa famille par les gendarmes du pape, afin d’être confié à l’Église pour l’élever dans la religion catholique. Quelque temps plus tôt, alors qu’il était gravement malade, et qu’elle le pensait à l’agonie, sa gouvernante catholique l’avait baptisé à l’insu de ses parents. Guéri, l’enfant est, pour l’Église, un chrétien. L’affaire provoquera un déchaînement de la droite catholique et de la presse anti-juive françaises. Les communautés juives d’Europe se mobilisent. L’affaire oppose aussi au pouvoir pontifical le roi du Piémont Victor-Emmanuel II et son ministre Cavour. En 1860, les États napolitains et pontificaux sont intégrés au Royaume du Piémont – qui a émancipé sa communauté juive. Mais lorsque les troupes piémontaises entrent dans Bologne, le jeune Mortara a déjà été exfiltré vers Rome où il est enfermé dans un couvent. En dépit d’interventions venus du monde entier, y compris de l’empereur Napoléon III et de l’empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph, l’Église reste inflexible. Alfredo Mortara ne sera jamais rendu aux siens.
[v] Union Générale des Israélites de France.
[vi] L’enseignement était dispensé aux filles comme aux garçons, mais dans des classes séparées, et avec certaines matières spécifiques : la couture pour les filles, par exemple.
Connaissant « assez bien » une partie, plutôt récente, de l’Histoire de l’Alliance, je viens de lire ce résumé de Mme Khayat. J’ai hâte de lire cet apport de M. Bensoussan que je « sais », sûrement, de très grande rigueur et qualité.