Michèle Chabelski. J’ai perdu ma voiture

Quand ce n’est pas la maladie d’Alzheimer : le diagnostic différentiel de la dégénérescence frontotemporale

Bon   Mardi 
     J’ai perdu ma voiture.
       Oui, perdu, égaré, pas retrouvé, quoi..
   J’ai appelé la fourrière , des hurlements en stock à leur jeter à la tête, mesure inique, incompréhensible, vous vous moquez du monde, emplacement autorisé…

   La dame impassible me fait patienter, puis m’annonce que non, elle n’est pas référencée dans les véhicules  récemment enlevés et que..
   C’est pire.
    On l’a volée.
    Commissariat, attente, déclaration, plus de voiture, la pellicule déroule un film catastrophe, je décide de refaire un tour de ce quartier que je connais bien en faisant moult clins d’œil aux petites automobiles noires que je rencontre dans l’espoir de la voir me rendre mes oeillades en allumant ses feux.
    Ce qu’elle fait bien docilement quand j’appuie pour la énième fois sur le boîtier électronique.
    Hein?   Ben quesse tu fous là?   Ben je t’attendais répond-elle..
     

En consultation

Un morceau de conscience résiduelle me conduit à consulter.
   Hopital militaire.  Des gendarme partout.
    Un laisser passer  nécessaire pour atteindre le cabinet , on me fait patienter dans le couloir.
    Pas une, je dis bien , pas une personne ne passe sans me saluer et me réchauffer d’un sourire.
   Une aide soignante, poussant un lourd chariot  grogne: Quel métier!  Je compatis: Qu’est-ce  que vous auriez voulu faire?
   Moi? Flûtiste.
    Elle s’en va.
      C’est Brazil..
     Le médecin me fait enfin signe d’entrer.
    Soucieux.
      Certains médecins sont soucieux. C’est pour ça qu’ils sont médecins. Pour aider, guérir, sauver. Ça leur enlèverait une épine du pied. Ou pas. Car il reste tant à faire..
   Le médecin soucieux me parle doucement, gentiment,  mais sans un sourire.   Ça n’allège pas l’ambiance.
      Pose des questions.
       J’explique, la voiture perdue, les lunettes dans le bac à légumes du frigidaire, les rendez vous notés mais comme j’oublie de consulter mon agenda, les clés restées sur la porte d’entrée toute la nuit, l’impossibilité de présenter deux personnes car j’ai oublié le nom de l’une des deux. Ou pire. Des deux.
    Il me regarde.
     

Nous sommes à quel étage? Seconde d’hésitation… il me scrute. Au premier.  Ouf. J’ai bon.
    On est quel jour?    Quelle date?
       Des enfants?          Peu      Des petits enfants ?          Plusieurs 
          Un métier, des activités?

 Est ce que porter une trottinette à bout de bras pendant que deux jumeaux s’étripent pour  la colonisation sauvage d’un territoire privé pendant la récréation peut être considéré comme une activité ?
    Il hoche la tête.    Il ne sait pas. 
      Il est soucieux  mais un peu ignorant.
   

J’ai peur

Nous allons passer aux tests.           J’ai peur.
          Il prononce 3 mots que je répète.   Je sais qu’il va me les redemander, j’essaie de les fixer.
   Puis il saisit un crayon et m’en offre un. J’attends.
    Je tape une fois. Vous tapez une fois  Je tape deux fois. Vous tapez deux fois dit il.
   C’est parti. 
    Nous tapons gaiment sur le bureau, fastoche et assez gai..
  Il se fait plus soucieux.
   Je vais taper une fois, vous deux fois. Je vais taper 2 fois, vous, pas du tout.
   Seigneur ! C’est  une épreuve  d’agrégation.  J’aime pas avoir l’air d’une crétine.
    Concentration.
    Il tape une fois, 2 fois, de plus en plus vite, je le suis sans mollir, je tape, je tape pas,  je tape pas, je tape, ouf, c’est terminé.
   

Il me regarde avec un début d’admiration.  Dame, c’est pas donné à tout le monde de taper puis de pas taper, puis de..
    Bravo. C’est tres bien.
    Oh vous savez docteur, je joue beaucoup à Jacques -a – dit, c’est ça qui..
    Je veux dire qui développe la concentration et les reflexes, mais…
   Il ébauche un sourire avec la partie droite de sa bouche…
  Pour le sourire entier, faudra  briller encore un peu… Même pas sûr que ça se produise…
   Il sort  ensuite un papier  couvert de flèches enchevêtrées…
   Vous pouvez me dessiner ça à côté?
    Dessiner ça?
      Oui bien sûr.

      Je n’ai aucune envie de le contrarier, et que dans la foulée il  me déclare vindicative, rebelle, asociale, que sais je encore…
   J’examine attentivement le dessin, que je reproduis consciencieusement.
    Il me prend la feuille, la range, sans un mot.

Je n’ose  pas demander si j’ai bon…      Une autre feuille gicle devant mes yeux.
  Une maison stylisée, une porte, un cercle dans la partie supérieure.Il pose le doigt dessus.
  Comment ça s’appelle, ça?
    Seigneur!
    Littré, Robert, aidez moi!!
     Le mot m’échappe sévère.
       Je le regarde, comme un élève stressé à qui on demande la date de la bataille de Marignan. Regard intense et vide à la fois. Il peut donner le score Lorient – PSG si on veut. Mais Marignan…
   Moi c’est pire.
    Je ne peux offrir aucun score référencé et j’ai oublié le nom du rond qui figure sur la maison.
   Je dis vasistas comme on donne avec désolation quelques piécettes à un mendiant, quand ne trouve même pas un euro dans le porte- monnaie.
  Un «  non » sec et coupant.
     Je réfléchis encore.
      Une fenêtre.
       Il n’est pas que soucieux maintenant. Il est déçu.
    Je m’en veux.
      Une lucarne.       Ou un œil – de- bœuf.
 Voilà Madame. Vous auriez pu gagner 250000€, mais vous avez tout perdu. Cependant vous ne repartirez pas les mains vides car la maison  Trucmuche est heureuse de vous offrir…
     J’enrage.
       Je ferai un peu plus tard des statistiques persos sur plusieurs amies, et seule, ma fille Melissa dira lucarne sans hésitation..
   

Ca console. On est heureux que ses enfants réussissent mieux que vous. C’est  même le propre de tout parent responsable et aimant.
   Je suis un peu rassurée sur l’avenir  de ma fille dont la présence de 3 enfants n’a pas entamé les compétences cognitives.
    Lucarne...
     Puis il me donne une feuille couverte de 5 mot en y associant une définition sommaire , puis bien évidemment me redemandera la liste quelques minutes plus tard.
  Un mot a pris la clé des champs. Envolé dans les prés et les bois, libre, heureux, détaché … Un poème de Prévert…
   Je retombe sur terre au son de la voix douce:   Un ustensile de cuisine.
     Ca y est! Tout est revenu! Adieu balade champêtre sous un pâle soleil de printemps..
    Passoire.   C’est ça.
   Le fuyard était : passoire.
    Il me dira plus tard, consterné, que je ne retiens que ce qui m’intéresse.
    Pourtant passoire, c’est présentement l’état de mon dispositif cérébral  que je crois endommagé…
   Mais ustensile de cuisine…
    Bon
      Il n’est  au final pas trop mécontent de ma prestation.
   J’aurai le diplôme.      Mais sans mention sans doute.
    Merci docteur 
      Le tarif est dérisoire, eu égard au temps passé, à la patience déployée, au service rendu.
    Tout va bien et je suis assez satisfaite de ne pas avoir ajouté de souci surnuméraire au médecin déjà tourmenté.
    Que cette journée vous offre ce bien précieux : une mémoire performante sans laquelle  le quotidien prend des allures  d’éprouvante chasse au trésor…
    Je vous embrasse

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1 Comment

  1. Superbe texte, prenant, qu’on se délecte à lire d’une traite, jusqu’au bout, avec l’impatience et l’angoisse de connaître le verdict de l’examinateur par moment inquiétant et en savourant l’humour et le détachement de la patiente. Du Kafka à peine rajeuni. Merci Madame.

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