Selon le chercheur Shany Mor, “s’il existe dans l’histoire juive un refus de l’Etat national au nom de la religion ou de l’internationalisme, l’antisionisme qui s’est développé depuis la création d’Israël remet en cause son existence même en jouant sur les ressorts traditionnels de l’antisémitisme”, souligne-t-il dans une tribune au « Monde ».
« Définir l’antisionisme est chose facile : il s’agit, comme son nom l’indique, d’une opposition au sionisme. Voilà qui est beaucoup plus simple à définir, par exemple, que l’antisémitisme, car il n’existe pas de « sémitisme » auquel l’antisémitisme s’opposerait. Mais que signifie être un opposant au sionisme dans la vie politique du XXIe siècle ? Est-ce la même chose que critiquer le gouvernement israélien ? S’agit-il simplement d’une autre forme d’antisémitisme ?
Il semble plus honnête intellectuellement de considérer ces trois concepts – antisémitisme, antisionisme et « critique d’Israël » – comme trois phénomènes radicalement différents, aux affinités, aux origines et aux recoupements communs ponctuels.
Droit à l’autodétermination
Rien ne peut rendre compte de l’antisionisme sans une certaine compréhension du sionisme lui-même. Le sionisme est le mouvement de libération nationale du peuple juif qui a abouti à la création de l’Etat d’Israël en 1948. Il s’agit du principe selon lequel le peuple juif dispose du droit à l’autodétermination dans sa patrie historique, au même titre que tout autre peuple.
Cette notion n’est pas allée sans susciter la controverse. L’existence d’un Etat fédérant le peuple juif n’est pas chose aisée à appréhender car elle soulève des questions, telles que le statut des minorités juives en dehors d’Israël et celui des minorités non juives en Israël, ainsi que divers autres conflits relatifs à la religion, aux frontières, à la langue, aux migrations et autres.
Le sionisme a émergé en même temps que d’autres mouvements de libération nationale en Europe et en Méditerranée. Lorsque les empires multinationaux d’Europe centrale et orientale, ainsi que d’Afrique du Nord et d’Asie occidentale se sont décomposés en Etats-nations représentatifs de leur population majoritaire, la nécessité pour les juifs de pouvoir disposer librement d’une autonomie territoriale était aussi impérieuse que celle des autres peuples. Elle était même beaucoup plus prononcée car les juifs étaient alors particulièrement menacés par un antisémitisme chrétien et musulman vieux de plusieurs siècles.
Aux débuts de la conception du sionisme moderne, de nombreux juifs s’y sont toutefois opposés. Certains désapprouvaient cette idée pour des motifs religieux, d’autres pour des raisons pratiques. Alors que les sionistes voyaient la création d’un Etat comme la solution au problème de la persécution de la minorité juive, d’autres considéraient la migration en Amérique, le socialisme transnational, le communisme révolutionnaire, l’orthodoxie religieuse, ou même la fusion de la judaïté avec les nationalismes français ou allemand (parmi d’autres) comme une meilleure solution à cette situation. Cette tradition antisioniste, principalement juive, a largement perdu de sa pertinence. La question a été tranchée et l’Etat d’Israël existe depuis maintenant soixante et onze ans.
En parallèle, une autre tradition intellectuelle s’est approprié le terme antisionisme. Selon cette conception, Israël, et uniquement Israël, ne devrait tout simplement pas exister. Sa naissance était un crime et sa pérennité considérée comme une insulte à toutes les valeurs humaines de dignité. Une telle forme d’antisionisme relève moins d’une idéologie que d’une vision du monde plaçant Israël au cœur du mal. Pour ce faire, elle a recours à trois schémas antisémites classiques : le sang, la conspiration et l’argent.
Devant l’accusation selon laquelle la rhétorique anti-israélienne contemporaine ressemble fort à de l’antisémitisme, la réplique antisioniste moderne invoque en règle générale ces trois schémas antisémites en guise de défense : Israël est une organisation meurtrière, tueuse d’enfants (le sang) ; les craintes que suscite l’antisémitisme ne sont pas réelles, mais un stratagème fallacieux visant à museler les critiques (conspiration) ; en outre, si cette position est peu répandue, c’est que de riches lobbyistes prennent les médias et les élites financièrement en otages (argent).
Même en l’absence de tout motif antisémite évident, il est difficile de comprendre comment l’antisionisme contemporain peut se réclamer d’une idéologie progressive. Il est irrecevable d’estimer que la libération nationale d’un peuple est un crime, alors qu’on salue celle de tous les autres. Par ailleurs, prétendre s’enraciner dans une tradition juive antisioniste ancestrale est, de toute évidence, une supercherie.
Il existe une différence entre celui qui, en 1919, se trouvait dans un café à Vienne et soutenait que le rétablissement de la souveraineté juive sur la terre d’Israël n’était peut-être pas le meilleur moyen de protéger l’existence précaire des minorités juives d’Europe et du Moyen-Orient ; et celui qui, en 2019, se trouve dans ce même café pour y plaider l’abolition d’un Etat existant, qui accueille une collectivité politique, disposant de sa propre langue, de son propre drapeau et de son propre gouvernement. Il existe, entre les deux, une différence d’intention et de résultat.
Pourquoi se retrancher derrière un terme aussi obscur ?
L’intention de notre premier antisioniste imaginaire est de trouver une réponse plus adaptée à la situation difficile des juifs, réponse qui se fait attendre. Le second, lui, a pour but de détruire le foyer et la communauté d’autrui. Le résultat est bien pire : si les antisionistes parvenaient au démantèlement du seul Etat juif au monde, ils voueraient les 6 millions de juifs d’Israël au triste sort d’une minorité détestée au sein d’un Moyen-Orient majoritairement arabe et musulman. Ils seraient à l’origine d’une catastrophe humanitaire inimaginable, quand nous venons tout juste d’en vivre une de mémoire d’homme.
Il est difficile de comprendre pourquoi l’on parle encore d’antisionisme. S’il ne s’agit réellement que d’un terme désignant la critique d’un Etat, quelle en est la nécessité ? On critique la Russie, le Venezuela et la Hongrie sans employer de terme particulier. Si, en revanche, il s’agit d’un terme prônant la destruction d’un Etat, on peut alors, une fois encore, se demander pourquoi se retrancher derrière un terme aussi obscur ? Pourquoi ne trouve-t-on pas de mouvements comparables prônant la destruction d’un autre Etat dans le monde ? Israël est-il le pire Etat qui soit ? Cette position n’en dit-elle finalement pas davantage sur l’état d’esprit et le système de pensée des antisionistes plutôt que sur l’Etat d’Israël ? »
Shany Mor est chercheur associé au Hannah Arendt Center for Politics and Humanities du Bard College (New York).
Source Le Monde 13 décembre 2019
“…relève moins d’une idéologie que d’une vision du monde…”?
C’est quoi une idéologie sinon une vision du monde?
Signé Kalman !
On comprend mieux si on ne tronque pas la citation : “…une vision du monde plaçant Israël au coeur du mal” Cela restreint le sens du mot idéologie.
Merci pour cet article très instructif. Mon expérience personnelle me pousse à constater que de nos jours la frontière entre antisionisme et antisémitisme est vraiment très mince parmi les progressistes “de gôôche”, même les plus sincères dans leurs convictions. Je dirais même qu’il n’y a pas de no man’s land protecteur entre ces deux conceptions.