«Pourquoi Israël est-il l’Europe?» Frédéric Sroussi relit pour vous Pierre Boutang

Frédéric Sroussi

«Israël dépositaire des anciennes valeurs de l’Europe», écrivit Pierre Boutang. Le trajet philosophique et idéologique du philosophe n’est pas si commun : il passa de l’ antisémitisme virulent de l’Action Française de Charles Maurras avant d’opter pour «une voie catholique sioniste» (Olivier Véron) .

Pierre Boutang

La Guerre de six jours. Editions Les Provinciales

Boutang fait partie de ces quelques nationalistes antisémites (telle la grande résistante Marie-Madeleine Fourcade*), qui après la Seconde guerre mondiale (mais pas au même moment)  s’enthousiasmèrent pour la renaissance – tel le Phénix – de la Nation juive, «La Nation exemplaire» comme l’écrit Pierre Boutang dans le recueil d’articles remarquables de profondeur et de lucidité parus sous le titre La Guerre de Six Jours.

Pierre Boutang, (qui fut résistant à partir de 1942), travailla dans les années 1930 pour un journal antisémite (Aspects de la France) avant de renier son antisémitisme à partir du milieu des années 1950 (bien que restant – en partie – un admirateur de Charles Maurras).

Pierre Boutang

C’est avec cette optique de «catholique sioniste » qu’il suit avec une acuité toute particulière les crises géopolitiques liées au jeune État d’ Israël qu’il défend avec vigueur, intelligence et lyrisme.

« En quoi, pourquoi Israël est-il l’Europe »?

En 1967 Boutang écrit dans La Nation française (qu’il fonda en 1955) un article puissant dans lequel il pose la question suivante :

«En quoi, pourquoi Israël est-il l’Europe»?

Tout d’abord le philosophe dénonce le mythe politique moderne de l’ Europe («la communauté du destin » de l’Europe est un leurre) avant de prendre acte avec amertume et lucidité de « l’échec final de la Chrétienté en Europe ».

« L’homme européen se trouve … en Israël »

Pourtant «l’homme européen» n’est pas perdu (à tous les sens du terme) puisque «paradoxe et scandale », il se trouve, pour Boutang, … en Israël !

Cette pensée, Boutang l’a forgée pendant plus d’une décennie. Il l’explique à la veille de la Guerre des six jours :

« En quoi, pourquoi Israël est-il l’Europe ? Certes par l’origine de ceux qui ont bâti son État, imposé les conditions du rassemblement de son peuple. Mais cela ne suffirait pas, si l’Europe historique, d’où étaient revenus ces revenants, n’avait été elle-même modelée sur l’histoire du peuple hébreu, n’avait repris la mission du peuple de Dieu dans une « chrétienté ». La couronne du Saint Empire portait l’effigie de David et celle de Salomon, la politique de nos rois en France – avant Bossuet, de l’aveu même de Machiavel- était «tirée de l’écriture sainte», et les nations, jusque dans l’hérésie jacobine et révolutionnaire, imitaient un dialogue immortel entre la naissance et l’ obéissance au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob…» (P. Boutang ; La  Guerre de six jours)

L’échec final de la chrétienté en Europe incomberait aussi aux Juifs

Il existe malgré tout une idée plus tendancieuse que je décèle chez Boutang selon laquelle «l’échec final de la chrétienté» en Europe incomberait aussi aux Juifs. Ces derniers auraient voulu se «libérer» du joug de la chrétienté en se faisant «révolutionnaires» ou «libéraux» pour mieux s’assimiler dans une Europe enfin déchristianisée et dans laquelle -selon mon interprétation – ils trouveraient enfin une place, non pas en tant que Juifs, cela serait resté impossible, mais en tant que militants pour des causes universelles athées (c’est un cas répandu chez nombre de Juifs contemporains).

Dès lors, ils auraient  jeté le bébé avec l’eau du bain en se faisant les complices bien malgré eux de la «mort» du Dieu judéo-chrétien, ce qui aurait entraîné la possibilité de «l’entreprise démoniaque du germanisme hitlérien».

En effet, le nazisme avait -toujours selon Boutang- proclamé la mort «d’un même Dieu, le Dieu judéo-chrétien avec un sérieux pratique supérieur à toutes les mythologies du marxisme ou de l’existentialisme athées».

Une analyse intéressante mais totalement injuste et fausse …

Si l’analyse du philosophe français relatif à cette sorte de mécanisme inconscient de défense concernant quelques Juifs politiquement actifs est fort intéressante, elle est totalement injuste quant à leur prétendue «responsabilité»  et fausse sur le plan purement théologique (Boutang fait montre ici de syncrétisme) .

Il est étonnant que le royaliste Pierre Boutang n’ait pas imputé dans son texte la déchristianisation de l’Europe à la Révolution de 1789 qui en fut la cause essentielle ! 

Il est important que le résistant catholique que fut Pierre Boutang dise ensuite que «toute l’Europe fut victime [du germanisme hitlérien], mais nul peuple, nulle communauté comme les Juifs».

Pierre Boutang écrit alors :«La création de l’État d’ Israël fut […] la seule création positive répondant à l’horreur de la seconde guerre mondiale…»

Cette «création » (en fait cette renaissance) «a donné aux «Européens»» (N.D.A, c’est-à-dire les Juifs) qui avaient le plus souffert de l’entreprise contre ce qui restait de la Chrétienté (paradoxalement aux Juifs qui, dispersés, étaient, dans la vraie conception du monde ancien, une part significative de cette Chrétienté, même quand ils étaient persécutés par elle), le droit à exister comme État et dans l’histoire». (P.Boutang,  La  Guerre de six jours)

Boutang et la question de Jérusalem

Ensuite, au sujet de Jérusalem, le philosophe écrit ces phrases décisives que l’Europe déchristianisée (et de plus en plus islamisée) ne peut plus, hélas, comprendre : « …Je crois que Jérusalem pour des raisons en effet bibliques, mais aussi de très concrète et proche histoire […] ne peut qu’ être confiée   à la garde de l’ État et du soldat juifs. La décadence et les crimes de notre Europe anciennement chrétienne ont conduit  à ce châtiment mystérieux, ce signe de contradiction ineffable comme tout ce qui tient d’ Israël : nous Chrétiens, en un sens, avec nos actions cruellement renégates, avons pris le rang des Juifs de la diaspora, sommes devenus plus « Juifs charnels » qu’eux; et le jeune et vieil État d’Israël a pris la place de la monarchie franque de Jérusalem. N’oublions pas  que cette monarchie, dès le premier Baudouin, comte de Boulogne, se référa spontanément  à la monarchie du livre des rois, à David et Salomon.» 

Boutang nous livre ici un étonnant retournement de situation historique dans lequel il inverse sous une forme inédite la terrible «Théologie de la substitution».

Comme le dit encore Boutang avec une si grande pertinence  et une étonnante perspicacité : « […] c’est en Israël que l’Europe profonde sera battue, «tournée », ou gardera, avec son honneur, le droit de durer

En bref : si Israël tombe, ce sont les anciennes valeurs de l’Europe (voire de l’Occident) dont Israël est le dépositaire qui s’écrouleront. En reniant Israël, comme elle le fait, l’Europe renie en fait ses origines, d’ où la vacance identitaire dans laquelle elle est plongée et dont l’islam recueille tous les fruits…

* Un Paradoxe français , Simon Epstein

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