Daniel Fahri a relu « Jugements derniers » de Kessel pour vous

« Jugements derniers ». Un livre de Joseph Kessel. À contre-courant de l’actualité immédiate, et parce que le temps m’en a été donné, j’ai voulu vous rendre compte d’un livre que j’ai lu cet été bien qu’il m’ait été offert l’été d’avant.

En fait, il ne s’agit pas à proprement parler d’un livre écrit d’un seul trait, mais d’une compilation d’articles du grand écrivain que fut Joseph Kessel (1898-1979), de l’Académie française, alors qu’il était grand reporter pour France-Soir.

Ce livre, paru dès 1995, a été réédité en 2018 par les éditions Tallandier (collection Texto).

Il comporte le compte-rendu par Kessel de trois grands procès qu’il couvrit : celui de Philippe Pétain (juillet-août 1945), celui de Nuremberg (novembre-décembre 1945), enfin celui d’Adolf Eichmann à Jérusalem (1961-1962). 

Comme le dit la 4ème de couverture du livre, « Joseph Kessel met ici son talent exceptionnel d’homme de lettres au service d’un récit dramatique où la justice rencontre l’histoire ».

Et c’est bien cela qui rend la lecture de « Jugements derniers » passionnante. Car ce n’est pas un correspondant spécialiste des questions judiciaires qui s’adresse à nous, c’est un homme qui essaye de déchiffrer, sur le visage des accusés, leurs réactions, leurs silences, leurs tics, leurs gestes, leur peur ou leur morgue, ce qui a pu les pousser à agir comme ils l’ont fait.

Je dirais même que Kessel s’attarde très peu sur les problèmes de procédure, sur tout ce qui caractérise habituellement un procès. Il donne peu d’éléments propres à ce genre journalistique. En fait, il n’écrit pas comme un journaliste mais comme un écrivain à qui sont fournis des sujets de livres, des études de caractères comme il n’est pas souvent donné d’en rencontrer dans la vie courante. 

De par l’exigüité de la salle du Palais de Justice de Paris où Pétain a comparu, il s’est trouvé à moins de deux mètres de cet homme enfermé dans son silence, son képi étoilé posé sur une vieille table, enfoncé dans un fauteuil usé où, parfois, le vieillard somnolait.

Procès Pétain

Kessel a vu défiler tous les acteurs de cette période où, selon Jacques Chirac, la France commettait l’irréparable. Il a vu les acolytes de Pétain mais aussi ses détracteurs. Il essaye de comprendre comment cet homme au passé glorieux, le vainqueur de Verdun, a pu plonger la France dans l’horreur des rafles, des dénonciations, de la collaboration totale avec l’occupant au point de lui offrir un zèle et une docilité non réclamés.

Kessel relève des phrases anodines mais qui, dans le contexte, sont surréalistes. En revanche, il s’intéresse peu aux plaidoiries des avocats de la défense, sinon pour admirer le professionnalisme de Me. Isorni qui n’évitera toutefois pas à son client la peine de mort, il est vrai, et l’indignité nationale, ni la confiscation de tous les biens de l’accusé.

Je vous cite les dernières lignes de Kessel sur ce procès de la collaboration : « Celui qui – de par la sentence – n’est plus le maréchal Pétain, regarde le tribunal, regarde ses avocats. Il ne se lève pas. A-t-il compris ? A-t-il entendu ? – Gardes, emmenez le condamné, dit le président. Et l’accusé se lève. Mais il n’a plus ses mouvements assurés, les jambes hésitent. Il fait un pas vers la gauche. Un autre vers la droite. On dirait pour un instant qu’il est aveugle. Est-il ébloui par les feux multiples des appareils photographiques qui s’acharnent sur lui ? Est-il étourdi par le verdict ? Et voilà qu’il s’en va, qu’il passe par la porte étroite, qu’il disparaît. A-t-il compris ? A-t-il entendu ? Il était 4h30 ; le 15 août 1945 ».

Le deuxième procès qu’a couvert Joseph Kessel est celui des principaux responsables du régime nazi, excepté bien sûr ceux qui étaient déjà morts dont Hitler lui-même.

Procès de Nuremberg

Vingt accusés sur deux rangées. Ces hommes qui, jadis, avaient fait trembler l’Europe étaient alignés là, pitoyables, effrayés, se renvoyant les responsabilités les uns aux autres et tous sur les absents.

Là encore, Kessel porte un regard à la fois objectif et subjectif. Au compte-rendu factuel se juxtaposent ses impressions et ses émotions. Voici la description qu’il fait du box des accusés : « Tout est net, ordonné, limpide et froid. Tout fait songer non pas à une cour de justice, mais à un laboratoire étrange, une salle d’expériences. Et les écouteurs dont chaque tête est coiffée, achèvent de donner à la scène je ne sais quelle rigueur scientifique et comme l’image d’une auscultation collective. Et, en vérité, c’est bien de cela qu’il s’agit. Pour la première fois, les hommes essayent de mettre en face de leurs actes et de leurs responsabilités ceux-là qui furent assez orgueilleux et assez féroces pour déchaîner les massacres géants sur la terre meurtrie et les villes croulantes. Pour la première fois, on sonde, en leur présence, jusqu’où la folie de l’ambition et le dédain du sang répandu et des corps ravagés par la famine peuvent aller chez certains meneurs de peuple et leurs serviteurs immédiats. Les vingt sujets de la recherche scientifique sont là. C’est tout ce qui reste de la bande suprême. Le chef a disparu. D’autres se sont donné la mort. Mais les survivants suffisent pour donner un aperçu de la variété de l’espèce, pour un échantillonnage complet. […] Tous ceux-là et les autres qui sont assis à leurs côtés, ils ont connu la joie satanique de la puissance sans mesure, la prétention monstrueuse de façonner le monde à leur guise et de pétrir la personne des peuples entre leurs doigts d’airain ».

N’oublions pas que c’est au procès de Nuremberg qu’il a fallu créer une notion juridique nouvelle : crime contre l’humanité.

Enfin le procès Eichmann, celui qui, 16 ans après, permit à un peuple sur sa terre de juger son bourreau. C’est Jérusalem qui accueillit ce procès historique qui devait, par la grâce des médias, porter à la connaissance du monde les souffrances endurées par le peuple juif durant les années 1939-1945.

Procès Eichmann

Joseph Kessel y était, lui qui avait déjà voyagé en Palestine mandataire dès 1924, puis dans le tout jeune état d’Israël le 15 mai 1948, au lendemain de l’Indépendance et reçu le visa portant le n°1 d’un visiteur étranger.

Ce procès, mais surtout la personne d’Eichmann, l’a véritablement bouleversé et interpellé. Il a scruté, jour après jour, durant les mois qu’a duré le procès, le visage et la silhouette de celui qui fut le responsable des transports des déportés d’Europe entière vers les camps d’extermination. Était-ce bien le n°4 du régime, ce petit homme sec, soigné, se dressant comme un I à chaque appel de son nom, se tordant les mains et les lèvres, jouant fébrilement avec son crayon et manipulant avec dextérité les piles de dossiers sur sa table ? Répondant pied par pied aux accusations du procureur Gideon Hausner, un Juif allemand, et du président Moshé Landau, autre Juif allemand.

Il n’est pas exagéré de dire que Kessel sera fasciné, presque tétanisé, par la personnalité d’Eichmann, toujours ravi de répondre à des questions techniques, mais se défaussant de toute responsabilité sur ses supérieurs. Après tout, comme tous les autres criminels nazis, il a toujours affirmé qu’il ne faisait qu’obéir aux ordres. Et lorsque des témoignages insupportables d’anciens déportés émouvaient toute l’assistance, lui répondait que tout cela avait été extrêmement regrettable mais qu’il n’y était pour rien !

Joseph Kessel, dont l’œuvre littéraire et l’action de combattant ne sont plus à démontrer, a rédigé à l’occasion de ces trois procès historiques concernant la seconde guerre mondiale, des pages inoubliables qui perpétueront la mémoire des trop nombreuses victimes juives et non juives des monstres qui ont voulu et/ou permis que cela soit.

Grâces lui en soient rendues. Il est important de diffuser largement son message pour apprendre à reconnaître le visage de la barbarie.

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