Nous avons retrouvé le manuscript de cette interview de Madame Lina Stern, Professeur de physiologie de l’Université de Genève , à la veille de son soudain départ pour l’URSS en 1925. L’interview était prête, mais n’a jamais été publiée, pour des raisons qu’on ignore.
Tribune de Genève: Bonjour, Madame le Professeur, et un grand merci pour cete interview exclusive. Nos lecteurs sont fascinés par votre parcours unique et par votre décision inattendue de quitter la Suisse pour l’URSS.
Lina Stern: Bonjour. Commençons tout de suite, parce que j’ai peu de temps – trop de travail, surtout avant mon départ.
TG: Je comprends. Tout d’abord, dites-nous pourquoi vous partez maintenant, après tant d’honneurs reçus chez nous – étrangère, vous avez fait ici votre carrière, vous êtes devenue la première femme professeur de l’Université de Genève? Grâce à votre réputation scientifique internationale, vous auriez pu vous établir dans une des universités les plus prestigieuses de la planète – Cambridge, Princeton, la Sorbonne. Et vous choisissez quoi – l’enfer, voire le paradis des Bolcheviks, le pays où il n’y a ni démocratie ni les conditions permettant une recherche scientifique digne de ce nom !
LS: C’est une décision idéologique – je crois en le communisme et j’aime ma patrie. Il me semble qu’en ce moment mes connaissances scientifiques y seront plus utiles qu’ici.
TG: Votre patrie ? Mail il me semble que vous avez atterri à Genève justement parce que votre douce patrie vous avait rejetée.
LS: C’est vrai, mais c’était à l’époque des tsars. La Révolution d’Octobre a rétabli la justice sociale. Maintenant, la Russie est une vraie démocratie, la démocratie du people. Et les Juifs soviétiques ont les mêmes droits que les autres citoyens.
TG: Du peuple? Vous plaisantez? Quand tous les intellectuels russes ont quitté leur patrie!
OK, passons à la question suivante. Est-ce vrai que, bien que première femme professeur extraordinaire à l’Université de Genève, vous étiez quand même fortement limiteé dans les moyens financiers qu’on vous a accordés pour la recherché, et qu’on vous a refusé le poste de professeur ordinaire ?
LS: Oui, mais c’est plus compliqué que ça.
TG: C’était à cause de vos origines russe et juive et de votre opinion politique pro-bolchevique ?
LS: Evidemment, mes origines, mon sexe et mes opinions politiques suscitaient une certaine méfiance dans la société suisse, qui reste assez conservatrice, malgré tous les signes de progrès. Mais je répète que j’ai pris cette décision moi-même.
TG: Des rumeurs courent selon lesquelles vous avez eu pas mal de tensions avec votre supérieur et coauteur, professeur Fédérico Battelli, et qu’il a mis des bâtons dans les roues de votre carrière académique, notamment dans la polémique concernant le poste de professeur ordinaire ?
LS: Comme scientifique, je m’abstiens de commenter les rumeurs.
TG: On dit qu’il est fâché par votre décision de partir et qu’il vous enterdit d’emmener avec vous les procès-verbaux de vos propres expériences !
LS: Je n’ai pas de quoi me plaindre. C’est vrai que mes relations avec Frederic Battelli n’ont pas toujours été un long fleuve tranquille. Pourtant, nous avons travaillé ensemble de longues années, avec de bons résultats scientifiques, et je lui en serai toujours reconnaissante.
TG: Il semble que même votre mentor scientique, le professeur Prévost, n’a pas réussi à établir la paix entre ses deux meilleurs élèves ? Je comprends que les relations humaines, ce n’est pas une science exacte, mais plutôt de l’alchimie. Surtout que l’un des deux est son gendre.
LS: Je dois beaucoup au professeur Prévost.
TG: OK, avançons. Comment avez-vous atterri à Genève, en 1898, si je ne me trompe pas ?
LS: en 1898, c’est exact. Vous savez, j’ai grandi dans une famille juive aisée, en Lettonie (à l’époque une province russe). A la maison et à l’école, on parlait allemand.
TG: C’était une famille religieuse?
LS: Pas vraiment, bien que jusqu’à 8 ans j’aie habité chez mon grand-père rabbin. Mais mes parents étaient plutôt des gens des Lumières. Résultat, je ne pratique pas le judaïsme, mais je tiens beaucoup à mes origines juives.
Mon papa avait fait quelques années d’études de médecine à l’université de Königsberg, mais ensuite il est devenu un commerçant à succès. Il respectait beaucoup la science et, vu ma passion pour les études, il m’encouragait comme il le pouvait.
TG: Et votre prénom de naissance était Liebe-Léa ?
LS: C’est juste. Plus tard je l’ai “modernisé” en choississant un prénom plus standard.
TG: Pourquoi Lina ?
LS: Normalement, Lina vient de Angelina ou Paulina. Mais en grec ancien “linos” signifie aussi “une chanson triste”.
Alors, j’ai fait mes études dans un très bon gymnase (en allemand) et ensuite j’ai voulu entrer à l’Université de Moscou, pour devenir médecin, plutôt médecin de campagne. Pourtant, à cette époque, les universités de l’Empire russe n’acceptaient que très peu de Juifs. Mon papa espérait que, grâce à son statut social et à ses relations, on pourrait contourner cet obstacle. Hélas, en vain. Voilà pourquoi je suis allée à l’Université de Genève.
TG: Mais pourquoi pas Zurich, par exemple, si l’allemand était votre langue maternelle ?
LS: A cette époque, les diplômes de Zurich n’étaient pas reconnus par l’Empire russe, parce que le gouvernement du Tsar se méfiait du virus révolutionnaire que de nombreux étudiants russes de l’Uni de Zurich importaient en rentrant à la maison. Cela concernait notamment les femmes. Voilà…. Et l’Uni de Genève avait une bonne réputation. En ce qui concerne le français, je le maîtrisais également.
TG: Quelle faculté avez-vous choisi ?
LS: La faculté de médecine.
TG: Y avait-il beaucoup de Russes déjà ?
LS: Ah oui, à mon avis autour de 40%, et surtout des filles d’origine juive, parce qu’en Russie tous les chemins étaient barrés pour elles. Vous devez comprendre quand même un détail important – elles étaient plutôt des ressortissantes de familles aisées (comme moi), qui avaient reçu une bonne éducation au gymnase et maîtrisaient les langues. Très peu d’enfants juifs avaient eu cette chance et c’est pour cela que je remercie le destin.
Les étudiants russes habitaient plutôt dans le secteur de l’université, surtout autour de la rue de Carouge, surnommée par eux la “Karougka”. Les Genevois appelaient ce quartier “la petite Russie”.
TG: Y avait-il beaucoup de filles à l’Uni ?
LS: Non, pratiquement toutes les étudiantes étaient des Juives russes. Les Suissesses préféraient encore rester à la maison. Avec certaines des mes compatriotes je me suis créé des liens d’amitié pour toute la vie, par exemple avec le Dr Nina Doinova, qui après ses études est restée en Suisse. Et bien sûr avec le professeur Alexei Bach, fondateur de l’école russe de biochimie, qui habitait Genève comme refugié politique (en Russie il était poursuivi pour ses activité révolutionnaires). C’est un biochimiste reconnu dans le monde entier, membre honoraire de la Société Helvétique des Sciences Naturelles. Il m’a beaucoup influencée dans mes intérêts scientifiques.
TG: Il vit toujours à Genève ?
LS: Non, il est rentré en Russie en 1917, après la revolution. Maintenant, le professeur Bach est une figure importante dans la vie scientifique en URSS. C’est lui qui m’a persuadée d’y retourner.
TG: Et non pas Lénine et Staline, comme court la rumeur
LS: Mais non.
TG: Des rumeurs disent aussi que les Bolcheviks et Joseph Staline en personne sont très intéressés par vos travaux sur le prolongement de la vie humaine et que c’est pour cela qu’ils vous proposent des montagnes d’or dans leur paradis des ouvriers.
LS: C’est n’importe quoi. Ma recherche porte sur l’oxydation biologique et l’enzyme polyphénoloxydase. C’est de la physiologie pure.
TG: Et quelles peuvent être les applications pratiques de votre recherche ?
LS: L’application de nos résultats sur la barrière hématoencéphalique a déjà commencé dans la pratique clinique pour des maladies du cerveau et de la respiration. Nous espérons que ça continuera.
TG: Nous avons entendu que depuis votre arrivée à Genève, vous étiez proche des révolutionnaires russes exilés ici. Notamment, au début, vous habitiez même dans la famille de Georges Plekhanov, le premier marxiste russe, mentor de Lénine. Suit votre amitié avec le professeur Alexei Bach, lui aussi révolutionnaire.
LS: C’est vrai, mais j’étais toujours loin de la politique. Par exemple, à Genève, j’ai connu aussi Haim Weitzmann, un grand chimiste et aussi un fervent sioniste. Hélas, ses idées ne m’ont pas touchée non plus. Mon domaine d’intérêt a toujours été la science.
TG: Mais d’où vient alors votre sympathie actuelle pour les Bolcheviks, qui selon vous a influencé votre décision de partir ? Ou est-ce peut-être le Tchéka (police secrète soviétique) qui a introduit ses agents et propagandistes dans votre labo, sous le couvert de jeunes scientifique russes venus à Genève pour des soi-disant échanges scientifiques ?
LS: Le Tchéka ? Ces théories du complot sont ridicules.
TG: Ah bon? Et quels souvenirs garderez-vous de la Suisse ?
LS: Je serai toujours très reconnaissante à Genève de m’avoir accueillie, de m’avoir donné la possibilité d’étudier, de m’avoir permis de rencontrer mon futur tuteur scientifique, professeur Jean-Louis Prévost, à qui je dois énormément. Il m’a remarquée quand j’étais encore étudiante et m’a mise sur la voie de la recherche. J’ai publié mes premiers articles bien avant la fin de mes études. En 1904, j’ai soutenu ma thèse à Genève et suis repartie en Russie pour faire valoir mon diplôme de médecin et trouver du travail, par exemple comme médecin de campagne. Mais en 1905, professeur Prévost m’a proposé de revenir à Genève pour être son assistante. Je l’ai fait et voilà.
TG: Oui, je vois. Et quels sont vos projets scientifiques et pratiques en arrivant en URSS?
LS: Je vais prendre un poste de professeur de biochimie à l’Ecole de Médecine de Moscou et organiser des instituts et des laboratoires de biochimie partout où c’est possible.
TG: Et votre vie privée ? Etes-vous mariée ? Avez-vous des enfants ?
LS: Pas encore.
TG: Mais est-ce dans vos plans? Compte tenu des traditions familiales du judaïsme, de l’expression “la mère juive”…
LS: On verra. J’attends toujours de rencontrer mon prince charmant. Pourtant, il a y un proverbe Yiddish “Man tracht un Got lacht”, signifiant “L’homme prévoit et Dieu rit.”
TG: C’est bien dit. Un grand merci, Lina, pour cette interview exclusive et bonne chance pour votre nouvelle vie dans le paradis des ouvriers et des paysans ! Nous espérons que vous allez bien poursuivre votre “linos”, votre chanson et qu’elle ne sera pas triste.
LS: Merci
Notre Postcriptum de 2019
En URSS, Lina Stern a mené une vie scientifique très riche – elle dirigeait de nombreux instituts de recherche et des revues scientifiques, était appréciée et respectée par ses collègues et même par le gouvernement de Staline.
Elle fut la première femme élue membre de l’Académie des Sciences de l’URSS.
Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, Lina Stern était membre du Comité antifasciste juif de l’URSS, composé de plusieurs scientifiques et artistes d’origine juive, qui faisaient de la propagande antifasciste dans les mileux juifs américains, dans le but de récolter des fonds pour l’Armée Rouge.
C’est ici que Lina Stern a réalisé l’ampleur de l’antisémitisme en Allemagne nazie, et plus tard en URSS.
En 1943, elle écrivit à Staline une lettre l’informant que certains dirigeants du Parti Communiste bloquaient la nomination des Juifs sur les postes à responsabilité, affirmant que ces actions allaient à l’encontre de la politique d’internationalisme.
Staline ne lui a jamais répondu.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les médicaments et méthodes de traitement créés par Lina Stern ont sauvé la vie de millers de soldats soviétiques.
Lina Stern a toujours rêvé de récupérer les procès-verbaux de ses anciennes expériences, qui restaient bloqués à l’Université de Genève par ordre du professeur F. Battelli.
Ses démarches, notamment lors de ses nombreuses visites à Genève, sont restées vaines.
Pendant la Guerre Froide, Lina Stern est tombée en disgrâce. Lors de la campagne anti-sémite en URSS, son travail a été condamné comme “sioniste”. Ensuite elle a été arrêtée et jugée avec tous les membres du Comité antifasciste juif. Lina Stern fut la seule à échapper à la peine de mort – la rumeur disait que c’était la décision personnelle de Staline, qui espérait que Lina Stern puisse créer pour lui un médicament qui prolonge la vie.
Elle fut condamnée à un exil de 5 ans à Jambul, une petite ville perdue d’Asie Centrale.
Après la mort de Staline, en 1953, elle put retourner à Moscou et retrouver son labo. Avec toute son énergie, Lina Stern recommença sa recherche, ceci malgré sa condition physique, très affaiblie en exil. Dès son retour, Lina Stern ne se gêna plus de critiquer les défauts politiques de l’Union Soviétique, notamment le traitement hypocrite des Juifs. Elle se sentait alors plus juive que jamais auparavant.
Toute sa vie, Lina Stern entretint une relation d’amitié avec Maurice Battelli, fils de Fédérico Battelli et petit-fils de Jean-Louis Prévost.
Lina Stern est décédée en 1968, auteur de 250 articles scientifiques, honorée au niveau international comme pionnière en neurosciences.
Elle vécut célibataire, sans enfants. Une rumeur circulait selon laquelle dans sa jeunesse, encore à Genève, elle avait eu une liaison romantique avec un scientifique britannique. Le couple était déjà fiancé, mais lorsque le jeune homme lui exposa comment il envisageait leur vie future, avec Lina comme femme au foyer, elle mit fin à cette relation. Tous deux restèrent célibataires et gardèrent leur amour jusqu’à la fin. Dixi.
Lina Stern est enterrée à Moscou dans le prestigieux cimetière Novodevichy. Sa ”linos”, la chanson de sa vie, est aussi magnifique que triste.
La mémoire de Lina Stern, la première femme professeur, est toujour vivante à Genève – aujourd’hui l’EVE (espace de vie enfantine) de l’UNIGE porte son nom.
Dr Serge Hazanov
Magnifique ! Merci Docteur Serge Hazanov.
Merci beaucoup!
La constance est de la clé de la persévérance dans le domaine de l’art et des sciences. Lina était peut-être athée mais son comportement fut celui une « croyante » en un double destin : celui de la recherche scientifique et celui de sa fidélité à des convictions idéologiques humanistes. Toutefois il est très difficile de briser une conviction idéologique – la rupture ne se fait que par la souffrance et l’exclusion. Staline a fait assassiner de nombreux Juifs Et une multitude de poètes, d’écrivains, d’artistes, des scientifiques mais aussi des négociants. Quand on a demandé à Staline s’il préférait convaincre par la pensée et les opinions ou par la peur, il a répondu: La pensée est changeante et volatile, la crainte est plus efficace.
L’antisémitisme est toujours à l’œuvre en ce monde parce que les juifs ont une pensée «indépendante».
« La pensée est changeante et volatile », aurait dit Staline, affirmant que pour convaincre la crainte est plus efficace, justifiant ainsi le régime dictatorial.
Quel cynisme !!!
Serait-ce vraiment inimaginable d’arriver par la raison à instaurer un régime politique humaniste ?