Une Représentation de souffrance juive à Natanya ou un cheval entre dans un bar de David Grossman – par Dina Messica

Un Cheval entre dans un bar est ce récit d’un homme, Dov Grinstein dit Dovalé, un juif en souffrance prenant le costume du bouffon qui livre son ultime représentation sous la forme d’une mise à nu sans concession. Sous couvert de blagues potaches, de sarcasmes à l’endroit même de son public, c’est le déroulé d’une vie chaotique qui s’offre à l’auditoire en même temps qu’au lecteur. Mais si le lecteur est apte à en saisir la portée, l’auditoire lui s’en montre incapable ou plutôt réfractaire.

Ce récit dresse un tableau faussement cynique d’une société en proie à elle-même, à une violence qui s’est imposée et qui a tant infiltré les rapports humains que nul ne s’en offusque plus, comme une soumission à un ordre extérieur implacable contre lequel aucun esprit, dans la contingence individuelle et collective, ne parvient à se soustraire.

Ce qui devait être la représentation d’un humoriste ordinaire, devient, sous le masque du sarcasme et de la vulgarité, un appel à un réveil collectif.

« Parce que la vérité, je vais vous la dire : votre ville, je peux pas la blairer. Ce Netanya (…), il me fait flipper à mort. Sur trois passants que je croise, le premier a l’air d’un criminel, le second d’appartenir à un programme de protection des témoins et le troisième d’un cadavre dans un sac de nylon noir lassé dans le coffre de voiture du premier ».

 Commence alors le récit saccadé d’une vie fracturée, traumatique qui s’insinue dans les flots d’une lucidité implorante d’humanité.

L’histoire d’un garçon délicat et intelligent, fils d’une mère aussi gracieuse que possédée par la cruauté des tortures nazies dont elle n’a qu’extérieurement échappé et d’un père présenté comme une « petite frappe » vivotant de petits travaux mais tirant sa force vitale d’une épouse à laquelle il voue une admiration absolue, un culte.

Entre ces trois-là, se dessine une relation exclusive, le couple père­­­-mère qui évolue dans une relation silencieuse qui ne s’embarrasse pas d’artifices rendues inutiles par l’intensité d’un passé indescriptible et la résignation d’une vie conjugale diminuée, amputée et qui n’aurait sans doute jamais vu le jour sans une guerre qui a fait s’écrouler toutes les constructions sociales antérieures. Un homme et une femme, un frère et une sœur rescapés qui tentent de survivre par l’instauration d’un rituel quotidien protecteur.

Et puis, le couple mère­­­­-fils, un garçon éperdu, qui pour arracher sa mère à ses terreurs, s’improvise clown : « Elle était assise (…), avait l’air d’une princesse (…), je l’avais rien que pour moi une heure par jour peut­­-être, jusqu’à ce que mon père rentre. J’imitais tous les sketches en vogue, Shayke Ophir ou les Gashashim (…). Je suis sûr que la majeure partie lui passait au-dessus de la tête, mais soir après soir, durant trois ou quatre années, elle s’est assise pour me regarder, en souriant. Je suis le seul à l’avoir vu sourire ainsi et je pèse mes mots. Jusqu’à ce que soudain, elle en ait marre, au beau milieu d’un mot. Peu lui importait où j’en étais de mon show, même au moment le plus intense, je voyais ça venir, j’étais devenu expert en la matière : son regard devenait vague, ses lèvres commençaient à trembler, sa bouche se tordait, je cavalais pour atteindre la chute de l’histoire, tentant d’arriver avant elle, de la coiffer au poteau, je voyais sous mes yeux son visage se refermer et pof, fini ! Plus rien. J’avais encore mon foulard sur la tête, mon balai à la main, je me sentais comme un crétin, un clown. Et elle (…) « Mais qu’est­­­-ce qu’on va bien pouvoir faire de toi ? criait­­­­­-elle. Va faire tes devoirs, va jouer avec tes camarades. »

 Le garçon, intelligent et sensible, deviendra le souffre-douleur de ses camarades, se fera renvoyer de son école avec comme appréciation de renvoi du directeur qui le jette dans la « fac de sciences de la rue » : « De toute ma carrière, je n’ai encore jamais rencontré un vieux cynique comme cet élève ». Prend alors à ce garçon, qui estime que le monde tourne à l’envers, la manie de marcher renversé sur ses mains afin de rétablir un certain ordre et voir le monde à l’endroit. Seule la rencontre avec un jeune adolescent, dans lequel il trouvera une âme sœur, apaisera ses tourments intérieurs, un garçon taciturne de condition sociale supérieure, « voyageant beaucoup de par le monde » et dont la fine intelligence calmera la colère de Dovalé ; tandis que celui-ci, curieux de son nouvel ami, le sortira de lui-même et lui apprendra le rire dans la douleur même de l’existence.

Jusqu’à l’épisode fatidique du camp d’entrainement paramilitaire pour adolescents où pris à parti par des brutes confondant virilité et violence, son ami lui tournera le dos préférant se concentrer sur ses sensations nouvelles d’émoi amoureux. Cet été-là, Dovalé perd définitivement sa jeunesse, en apprenant sans ménagement la mort d’un de ses parents dont il ne saura l’identité qu’une fois parvenu au cimetière après l’interminable trajet séparant Beer­­­­-Sheva de Guivat Shaoul, pour y découvrir sa mère suicidée.

Plus de quarante ans plus tard, et après quatre divorces et cinq enfants nourris par son métier de clown professionnel ; il livre son ultime représentation à laquelle il invite son ami de jeunesse devenu juge à la retraite, qui s’installe dans cette salle glauque de Natanya, au sein d’un auditoire aussi hétéroclite qu’en symbiose : une bande de motards décidés à en découdre avec le divertissement, un groupe de femmes d’âge mûr qui gèrent leur vie comme elles le peuvent, un couple langoureux un peu trop expressif et un petit bout de femme, ancienne voisine de quartier miséreux de Dovalé, manucure de son état et désarmante d’innocence.

Commence alors, au fur et à mesure, de cette ultime représentation d’un clown usé par une vie de souffrance incontrôlable, un repentir de ce juge qui se demande en début de soirée ce qu’il fait au milieu de tous « ces voyous ». Un repentir d’un être humain qui prend conscience que derrière cette image d’intégrité d’intellectuel froid et au discernement implacable qu’il s’était lui-même façonné, se dissimulait un orgueil égoïste vis à vis d’un ami auquel, dans un accès de lâcheté, il a tourné le dos dans la détresse.

Cet ami qui pour la dernière fois enchaine sketchs de mauvais goût que la foule applaudit et narratif personnel fait du récit de sa vie et de ses états d’âme d’être humain et de juif : « je vous parle d’une âme standard, une âme ordinaire, qui veut juste manger à sa faim, se bourrer la gueule avec joie, lire sa page de Talmud quotidienne et souhaite qu’on lui foute la paix. Et puis voilà que cette (…) neshomè (..), a plus d’exigence qu’un conseil municipal tout entier, (…). »

Mais l’auditoire venu se divertir quittera peu à peu la salle en colère d’avoir obtenu à la place de l’assiette de rire commandée, une mixture amère d’histoire personnelle et de réflexion. Seul le juge restera. Une histoire de techouva, avec ce stand up fracassant, comme un retentissement de chofar, un appel au réveil des consciences, face à une société qui, dans la torpeur et la contingence, organise sa vie dans une sorte de schizophrénie et de compartimentage compulsive de la vie, et au final une humanité qui fait sécession d’elle-même.

Dina Messica

 

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1 Comment

  1. Bien dit, Dina Messica.

    Chef d’œuvre ; inspirant un malaise au point d’être d’une lecture difficilement tolérable, tellement la souffrance du narrateur sur scène, écorché vif de l’âme, est communicative.

    Grossman nous a habitués à des chefs d’œuvres. C’est une graine de prix Nobel de littérature.

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