Tribune Juive

Zemmour, Cohn-Bendit, les juifs et la République – Yves Mamou

Lundi 13 mai, LCI, a ouvert la campagne des élections européennes par un débat (immigration, frontières, gilets jaunes…) entre Eric Zemmour et Daniel Cohn Bendit. Personne n’a voulu remarquer que tous deux étaient juifs.

Qu’est-ce que le judaïsme de l’un ou de l’autre a à voir avec les problèmes politiques de tout le monde protesteront certains ? La réponse est que le judaïsme français a eu à souffrir plus que tout le monde des problèmes politiques de tout le monde. Si la France a changé sous les coups de boutoir de la mondialisation, de l’immigration musulmane de masse, du terrorisme islamiste et de l’intégration dans l’Union européenne, la condition juive en France en est sortie disloquée. Les synagogues et les écoles juives vivent désormais sous protection militaire, les écoles de la République sont quasiment interdites aux enfants juifs dans les quartiers sensibles et le climat « antisioniste » entretenu par nombre de médias incite un nombre important de juifs à quitter la France pour Israël.

Quand la République change de nature, quand le rapport entre l’Etat et la Nation se distend en raison d’un transfert de souveraineté accru à l’Union européenne et d’une immigration musulmane de masse, les juifs sont ceux qui expriment le mieux la révolution en cours. Faut-il défendre la nation en danger avec Zemmour ? Ou accélérer la dispersion de la nation au sein d’un universel humain plus ou moins bien défini avec Cohn-Bendit ?

Quelques exemples du conflit Zemmour-Cohn-Bendit :

A travers cette question du « French way of life », c’est bien sur la question de l’immigration qui est posée. Si les Français ne sont pas un peuple, rien n’interdit de le mélanger à d’autres. Mais si la France est une culture, laquelle mériterait d’être défendue, alors elle doit retrouver des frontières.

Cohn-Bendit lui, ne sacralise que le mouvement. L’anarchiste qui, en 1968, voulait entrer et sortir comme bon lui semblait de la résidence des filles de la cité universitaire de Nanterre, prône la disparition des frontières et la liberté de circulation d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre. Vive le mélange des populations, vive l’élargissement du marché par l’immigration, vive le musulman pauvre comme moteur de la transformation sociale.

Cohn-Bendit pense lui que tout est négociable, y compris l’islam. En 2013, Taoufik Ben Brik, écrivain et journaliste tunisien, a beau lui dire : « Dany, les islamistes sont pires que les fascistes. Ils […] veulent nous renvoyer à l’âge de pierre de la politique : plus de relais dans la société, plus de partis, plus de syndicat et bien sûr plus de presse. » Mais, condescendant, l’ex-anarchiste lui a répondu : « C’est plus compliqué que ça. Tu te goures mon grand Toto. Pourquoi vous n’essayez pas de collaborer, de négocier ou chercher un compromis ? »

Pour Cohn-Bendit, la République Française aussi, doit « collaborer, négocier » avec l’islamisme. Il a ainsi recommandé « la construction de prisons trois étoiles pour essayer de déradicaliser » les djihadistes ; il a protesté publiquement contre la nomination d’un non-musulman, Jean-Pierre Chevènement, à la tête de la Fondation pour l’islam de France – une « « erreur éthique et politique » qui relevait du fait « colonial » a-t-il dit – estimant que le choix aurait dû être un membre de l’UOIF, proche des Frères Musulmans ; il a comparé les migrants économiques qui se pressent aux portes de l’Europe, aux juifs allemands menacés de mort par les nazis, sans voir que les vrais réfugiés du Moyen-Orient étaient d’abord les chrétiens et les Yazidis menacés d’extermination par les islamistes ; – estimé que le « burkini, ce n’est pas le problème », refusant de voir qu’il pose précisément un énorme problème d’égalité entre les hommes et les femmes ; – et enfin, Cohn-Bendit n’a jamais émis la moindre critique sur le voile imposé aux femmes musulmanes, l’égalité homme-femme étant absente de sa réflexion.

Ces désaccords auraient-ils pu être incarnée par d’autres débatteurs ? Sans doute, mais différemment et pas en cumulé. C’est parce qu’ils sont juifs que Zemmour-Cohn-Bendit posent le plus crûment la question de la nation et de l’insertion de l’Autre dans la nation. L’un fait de la nation – et de l’adhésion à la nation – le creuset d’une identité collective qui prime sur les identités tribales, l’autre suggère une dissolution de la nation pour un meilleur accueil des identités multiples.

Pour la première fois dans l’histoire de France, un juif sorti de nulle part, Eric Zemmour, joue les Jeanne d’Arc à une période de l’histoire où l’ensemble des élites françaises (politiques, intellectuelles, culturelles, institutionnelles…) désertent le sujet. Ce n’est pas un hasard si Cohn-Bendit est proche d’Emmanuel Macron, et ce n’est pas un hasard non plus si les livres de Zemmour sur la France rencontrent un immense écho auprès de la majorité silencieuse.

Cette identification d’un Français juif, Eric Zemmour, à la nation française et à la France républicaine illustre ce que Danny Trom, chercheur au CNRS, nomme le rôle d’« opérateur que les juifs ont eu dans la processus d’autodéfinition de la France républicaine depuis la Révolution française[2] ». En renonçant à être une tribu ghettoïsée, les Français juifs ont joué le jeu de l’assimilation citoyenne. La liberté de culte leur étant garantie, ils ont accepté de cantonner leur identité juive à la sphère privée, geste fondateur de la laïcité. Cette alliance juifs-République est d’ailleurs rappelée tous les samedis matin par les rabbins de toutes les synagogues de France et de Navarre : en échange de la liberté de culte concédée aux juifs, ces derniers renouvellent chaque semaine leur allégeance à la République et à ses lois.

L’adhésion des juifs à la République a ainsi représenté un moment clé de l’identité républicaine post-Révolution Française. Elle a apporté la preuve que la nation française pouvait se construire avec des tribus différentes pour peu que chaque membre de chaque tribu française (corse, bretonne ou juive…) joue le jeu de la citoyenneté. C’est pourquoi ajoute Danny Trom, « toute tentative de désolidariser la France de la République a également pris la forme d’une hostilité à l’égard des juifs, comme en témoignent l’affaire Dreyfus, puis le régime de Vichy. Les juifs sont un opérateur de l’entremêlement de la France et de la République ».

L’hostilité qui monte aujourd’hui en France contre les juifs est le symptôme d’une nouvelle dissociation de la nation et de la République. En tolérant que l’islam le plus rétrograde déroge au contrat de citoyenneté, contrat que les juifs et toutes les autres composantes de la nation ont signé ; en laissant les musulmans faire communauté dans une République de citoyens, la République (c’est-à-dire la classe dirigeante) tente une redéfinition de la nation. N’est plus français celui qui adhère au pacte républicain, mais celui qui a daigné choisir la France pour poser son baluchon. À Marseille, le 1er avril 2017, Emmanuel Macron a ainsi clamé sa fierté de voir « les Algériens, les Marocains, les Tunisiens, les Italiens, les Maliens » se rassembler sous le béret du « Tous Français[3] ».

Cette promotion de l’immigration (principalement musulmane), cette volonté de reconstruire l’empire colonial français sur le seul territoire de la métropole est générateur d’hostilité envers les juifs. Une hostilité qui ne vient pas seulement des couches les plus radicalisées de l’islam, mais aussi de l’Etat. Certes, l’Etat ne se retourne pas aujourd’hui directement contre les Français juifs comme le font certains islamistes. Mais à sa manière « progressiste », par son apologie du « vivre ensemble » l’Etat prend ses distances avec la nation française en adoptant une position hostile à l’Etat d’Israël. Une hostilité qui se manifeste dans toutes les arènes internationales. Ayant renoncé elle-même à être un Etat-nation, la France fait bloc avec le monde arabe à l’ONU, à l’Unesco, à l’Organisation mondiale de la santé… contre l’Etat-Nation des juifs. En dissociant la France de la République pour reprendre les termes de Danny Trom, l’Etat ne prône pas la haine des juifs sur le territoire national. Le rappel de Vichy serait difficilement dissimulable. Mais l’hostilité qu’il affiche envers l’Etat d’Israël dans l’arène internationale est un exact équivalent.

Ce n’est donc pas un hasard si c’est au nom de l’’Etat-nation français qu’Eric Zemmour défend l’Etat d’Israël. « Je pense qu’Israël a une pratique de la souveraineté qui est exactement celle qu’avait la France pendant des siècles, c’est ça qui m’intéresse, c’est-à-dire une défense farouche de sa souveraineté, comme la France jusqu’au général de Gaulle…[4] » Cohn-Bendit, et c’est bien logique, se positionne exactement à l’opposé. « Je suis un Juif de la diaspora. Donc une citoyenneté universelle, sans frontière[5] ».

Pierre Manent, philosophe, souligne, lui aussi, que la question essentielle qui est posée aux Français et aux Européens est celle de l’Etat-nation. Et ce n’est pas un hasard si sa réflexions sur l’Europe fait un détour par Israël. La démocratie européenne « qui ne sait plus voir de vertu que dans ce qui est « général » ou « universel[6] » se trouve mise au défi par l’Etat nation que les juifs ont édifié entre un mur et la mer au Moyen Orient explique-t-il. « L’existence pleinement nationale du petit Israël » a beau interpeller l’« énorme Europe ainsi que chacune des nations qui la composent (…) à ne pas se cacher derrière l’Humanité », rien n’y fait. « Vaine et creuse est l’Europe qui voudrait se confondre avec le corps en croissance de l’humanité en général » conclut Pierre Manent.

Une analyse que le philosophe conservateur britannique Roger Scruton reprend à sa manière : « Face au mécontentement populaire croissant, face aux migrations de masse, face aux difficultés de la monnaie unique et l’effondrement des économies de sa périphérie, les élites répondent par un cri unique : plus d’Europe. En d’autres termes, non pas un retour en arrière vers le connu, mais un saut en avant dans le vide » écrit le philosophe britannique Roger Scruton (De l’urgence d’être conservateur).

Les Européens – et les Français en particulier – se retrouvent aujourd’hui face à un choix juif : se fondre et disparaître dans un universel humain abstrait. Ou bien persévérer au sein d’un Etat fort à l’abri de frontières protégées.

Yves Mamou

[1] New York Times, le 11 février 2011

[2] La France sans les juifs, Danny Trom, PUF, 2019

[3] 6. « Macron au FN : les Français d’origine étrangère “fiers d’être Français” », leparisien.fr, 1er avril 2017

[4] Radio Courtoisie, le 27 novembre 2011

[5] le 14 novembre 2018 au quotidien belge Le Soir

[6] La Raison des Nations, Réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, 2006

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