Tu nous manque cruellement, si bien que j’ai décidé que désormais à chaque anniversaire, je t’écrirai une lettre pour te mettre au parfum de ce qui se joue, ce qui se trame dans notre monde, un monde devenu ennuyant, inintéressant, banal.
Un monde de l’illusion, où tout est factice, tout n’est qu’apparence, et tout a un prix. Avec les réseaux sociaux, on nous donne l’impression de liberté de s’exprimer, de critiquer et plus encore. On se sent entouré, alors qu’en réalité on est dans une solitude terrible. On ne voit plus la famille, les amis, parce que c’est plus facile par les réseaux. Une invention machiavélique, dis-je.
Oui ! C’était mieux avant. Avant, y avait toi, après toi, y a plus rien comme le chantait divinement l’ami Ferré.
En fait, je t’en ai déjà envoyé une l’année passée, dans laquelle je délirais à propos de certaines de tes chansons, mais je n’ai eu aucune réponse. Pourquoi ? Sans doute ne l’as-tu pas reçue !
« Je crois que si j’étais le bon dieu, j’aurais des remords »
Mon cher ami ! Troublant et attachant, en même temps que multiple disait de toi Brassens, après avoir appris ta mort. Il fallait vraiment voir cette image de lui, ne sachant quoi dire, cherchant ses mots, les balbutiant même, tant il était tétanisé d’émotion, la vraie, pas la séquence d’émotion, où l’on pleure sur commande et en direct à la télé.
Comme pour rappeler une vérité, il glisse au journaliste « vous savez, la mort, on en rigole, mais quand ça vous touche…Et lui, c’était un ami… Avec ce qu’il a écrit et chanté, je ne crois pas qu’il soit mort, il est plus vivant maintenant que jamais ». Pour ma part, j’en suis convaincu.
Sans en faire une chanson, c’était sa façon à lui de chanter la mort, comme tu l’as fait pour Fernand de façon inédite et bouleversante tout à la fois.
» Mourir la belle affaire ! » n’était plus de mise, dans ton incontinence, tu as cassé tous les codes : « Moi si j’étais le bon dieu, je crois que je ne serais pas fier ».
Non ! La mort, ce n’est jamais une belle affaire.
Bref ! « Parlons d’autre chose ».
La dernière fois que je suis passé à Bruxelles, j’ai pensé à l’hôtel des trois faisans qui n’existe plus, sauf si la bière a tellement fait d’effet que je me suis planté.
J’avais en tête la chanson « les bourgeois », et en particulier le passage où tu disais : « Jojo se prenait pour Voltaire, et Pierre pour Casanova, et moi qui suis resté le plus fier, moi je me prenais pour moi ».
Tu sais, Jojo m’intimide. Oh ! Il s’agit de Voltaire. J’aurais voulu papoter un brin avec lui. En revanche, je n’ai rien contre Pierre, mais Casanova n’est pas un personnage qui suscite chez moi un intérêt particulier ; je préfère encore rester sur Don Juan de Molière.
Putain ! Toi avec ton « je me prenais pour moi », tu me bouleverses, tu m’achèves. C’est ça, oui c’est exactement ça que je veux « être moi-même ». C’est parfait pour moi. Cela me permet de faire les choses à ma façon, de ne pas être dans le moule, ni avoir de kit, de toujours être dans le divers.
Entre-nous, cette idée, on la retrouve chez Verlaine qui, répondant à un journaliste sur l’art, dit en substance : « l’art mes petits, c’est d’être absolument soi-même » ; mais aussi chez Brassens, car suivre son chemin de petit bonhomme, ne signifie pas autre chose.
Pour ne rien te cacher, dans ma lettre de l’année passée, je te disais que j’étais habité par tes mots. C’est vrai ! Dans toutes mes chroniques, très souvent, il y a des paroles de toi ; elles sont simples, c’est des paroles de tous les jours, et elles me plaisent et me font rêver.
Justement à propos de rêve, tu as dit : « La seule chose qu’on réalise dans sa vie, c’est ses rêves ». Mais en même temps tu chantes ; « Dans ma pipe je brulerai mes souvenirs d’enfance, mes rêves inachevés… ».
Et à ce propos, j’aie envie de te répondre que le propre d’un rêve c’est justement de ne jamais se réaliser ; c’est ça qui n’obère pas la capacité à rêver, en plus il est gratuit, et ne se négocie pas.
Je vais terminer cette missive, en te confiant qu’en réalité les grands chanteurs sont des conteurs.
Tes chansons, c’est des histoires.
Prenons Madeleine, si l’on ne fait pas attention et à priori, c’est une chanson d’amour. Alors qu’il s’agit du drame de l’attente, « il ne faut rien attendre », disais-tu, c’est terrible de lucidité. Et pour ça, tu nous as inventé Madeleine, le tram 33, les frites de chez Eugène et tutti quanti.
C’est vrai pour « ces gens-là », Jef etc…
En définitive, je souscris sans hésiter à ce que disait ton interviewer d’un jour que je me permets de paraphraser « Tu nous rends ce qui nous manque, l’excès, la démesure » et j’ajoute l’envie de délirer.
Com dab, je voulais simplement délirer avec toi, je suis sûr que tu me comprendras.
Promis l’ami, un jour tu verras, on se rencontrera quelque part n’importe où ; tiens, ce pourrait être au plat pays, à Ostende plus précisément. L’ami Ferré parle d’un bar où la barmaid a 18 ans et ses yeux taillés en amande , ni gris ni vert. Et la bière on nous la sert bien avant qu’on en redemande.
Nous nous attablerons et tu me diras avec ton vrai sourire : ami remplis mon verre encore un et je vais encore un et je va…
Bon ! Je m’arrête sinon je vais commencer à chialer
Pour le lecteur
Une devinette à un milliard d’euros; qui a dit « je veux bien me tromper, mais je ne veux pas tromper »
A la prochaine ? certainement !
Khaled Slougui
Brel est intemporel et universel : même ceux ou celles qui ne parlent pas un mot de français et qui le voient interpréter « Amsterdam », « Ne me quitte pas » ou « Ces gens-là » en sont parfois bouleversés.