La Lettre du rabbin Daniel Farhi

De mon temps…(1)

C’est l’hiver, n’en doutons plus puisque trois flocons de neige sont tombés sur Paris et sa région justifiant l’arrêt de plusieurs dizaines de lignes d’autobus, la fermeture de la célèbre A118 où les automobilistes ont pris la mauvaise habitude de passer leurs nuits au lieu de rentrer gentiment chez eux, le ralentissement de nombreuses activités et l’annulation de non moins nombreuses réunions. J’imagine que nos co-terriens du Canada, du nord des Etats-Unis, de Russie ou même d’Europe centrale doivent bien sourire en face de cette paralysie d’un pays déshabitué de vrais hivers. C’est ce constat qui a inspiré ma réflexion de cette semaine que j’ai étendue à d’autres sujets que mon âge m’autorise. Je l’ai bien sûr intitulée « de mon temps », cette expression qui revient si souvent dans la bouche des anciens, généralement pour déplorer la disparition d’un supposé Eden, mais dont je veux ici rétablir l’équilibre. Je ne dirais pas que notre temps est pire ni meilleur, disons autre. Ma revue sera sans aucun doute partielle/partiale et je n’exclue pas de la poursuivre lors de chroniques à venir, d’où le chiffre 1 accolé au titre de cette semaine, même si le 2 ne suivra pas nécessairement dès la semaine prochaine.

Commençons donc par l’hiver qualifié de rigoureux dès que les températures descendent de deux ou trois degrés en-dessous des traditionnelles « moyennes saisonnières ». Eh bien, je vous dirai carrément que, de mon temps (nous y voilà), les hivers, c’était autre chose. Je vous parle de Paris puisque c’est ma ville de naissance et que j’y ai toujours vécu. Mes souvenirs remontent aux années 1950. Les températures pouvaient couramment descendre sous les -10° degrés. Lorsque je me rendais à l’école ou au lycée, je pouvais voir les gouttières des immeubles recouvertes de coulées de glace, telles des stalactites ma foi fort décoratives à mes yeux d’enfant, mais sans doute inquiétantes pour les adultes. Malgré le passe-montagne tricoté par Maman, mes oreilles me semblaient transformées en morceaux de verre prêts à se casser. Mes mains étaient gercées et j’y appliquais de la glycérine, opération douloureuse mais salutaire en un temps où les diverses crèmes n’existaient pas. Quant aux lèvres, également gercées et parfois fendues, c’était la célèbre pommade Rosat dont Hervé Bazin disait : « la pommade rosat a bon goût. » (« La mort du petit cheval », 1950) C’était le temps où l’abbé Pierre, ancien député, lançait son fameux appel de l’hiver 1954, invitant la population à une « insurrection de la bonté ».

De mon temps, la neige n’était pas l’apanage des stations de ski. Elle recouvrait généreusement les plaines et inspirait ces cartes postales un peu « kitch » représentant des chalets naïvement dessinés, avec une cheminée fumante, quelques sapins, saupoudrées d’une poudre argentée qui les rendait rugueuses.

De mon temps, les étés étaient peut-être un peu moins caniculaires qu’aujourd’hui, mais quand même assez chauds pour qu’on ait besoin de tenir au frais les aliments fragiles. Nous n’avions pas encore de réfrigérateur et mes parents m’envoyaient dans notre rue acheter des pains de glace à un marchand qui conduisait une charrette à cheval. Il avait un pic avec lequel il se saisissait d’une grande barre qu’il découpait habilement d’un seul coup à la dimension qu’on lui demandait. Il déposait ce précieux morceau de glace (qui ne durerait que quelques heures), au fond d’un cabas que j’avais descendu pour cela et qui, lors de ma remontée jusqu’au quatrième étage, traçait un filet d’eau au sol, pour la plus grande colère de la concierge ! – Tiens, puisque je parle de la concierge, espèce en voie de disparition, je me rappelle que c’est elle qui montait le courrier devant les portes deux ou trois fois par jour, car en ce temps-là, les facteurs effectuaient trois tournées quotidiennes, incroyable ! C’est la concierge qui sortait les grandes poubelles métalliques sur le trottoir que les éboueurs collectaient dans un bruit d’enfer et jetaient, sans l’aide d’élévateurs, dans les gros camions à l’arrière arrondi par une sorte de broyeur. C’est encore la concierge qui entretenait l’immeuble. C’est elle à qui il fallait dire son nom à haute voix en passant devant sa loge après 22h. C’est elle, ou l’une de ses congénères, qui en 1943 empêcha ma mère de rentrer chez nous, l’appelant Mme Dupont, pour lui signifier que la milice était venue chercher mon père et qu’elle ne devait pas monter au risque d’être arrêtée.

De mon temps, les allocations familiales nous étaient portées, en espèces à domicile, par un préposé. Mon père ne manquait jamais de le gratifier généreusement comme si c’était lui qui nous offrait cette somme. Quand je pense aux fonds considérables que ce préposé transportait dans sa sacoche de cuir sans être jamais attaqué ou inquiété, je me dis que les temps ont bien changé ! – A propos d’allocations familiales, je pense à la Sécurité sociale et à ses remboursements. De mon temps, il fallait aller jusqu’à l’agence du quartier pour obtenir rapidement le remboursement des consultations médicales ou des médicaments. Notre agence, bien que dans le même arrondissement, était fort loin de chez nous, rue Léo Delibes si mes souvenirs sont exacts. Notre mère nous y emmenait, ne pouvant nous faire garder, et nous y passions des heures à attendre notre tour. Mon petit frère, dans son langage d’enfant, appelait ce lieu « la queue sociale ». On ne saurait mieux dire.

De mon temps sans télévision et encore moins d’informatique, que faisions-nous de notre temps libre vous inquiéterez-vous. Je vous rassure ; il y avait la famille et les amis, la lecture, les promenades, le cinéma, et bien sûr l’école ou le lycée. Vous me direz que tout cela subsiste aujourd’hui ; vous avez sans doute raison, mais je me propose de vous montrer que toutes ces choses étaient alors différemment vécues. La famille, quel sujet intarissable ! A l’époque, les distances pouvaient être considérables entre parents et enfants, frères et sœurs, oncles, tantes, cousins, cousines. On avait à cœur de se réunir le plus souvent possible : le dimanche, lors des fêtes juives, aux vacances. On prenait le métro ou l’autobus pour se rendre les uns chez les autres et s’entretenir inlassablement de la santé de chacun, des études des jeunes, de leurs projets d’avenir, mais aussi de la politique, du coût de la vie, des souvenirs d’enfance, écouter des 78 tours sur le phono, jouer aux cartes (pour les adultes) ou au Monopoly (pour les plus jeunes) le tout autour d’une table abondamment garnie de plats traditionnels, judéo-turcs en ce qui me concerne ; ce qui n’excluait pas le poulet rôti et les frites (évidemment épluchées et coupées par nos soins), suprême régal hebdomadaire et moment attendu. Point de corvée en tout cela, mais le plaisir d’être ensemble, de passer quelques heures hors du quotidien, de faire provision de bons moments qui, un jour venu, seraient autant d’inoubliables souvenirs à évoquer avec émotion, tendresse et reconnaissance. (A suivre).

Shabbath shalom à tous et à chacun,

Daniel Farhi.

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2 Comments

  1. « De mon temps » ! Je suis plus âgé que le rabbin Farhi, mais de mon temps nous étions plus pauvres et nous manquions de l’essentiel. Aussi, de « notre temps », pour ce qu’il en reste, le décès de mon aîné de deux ans, le célèbre Michel Legrand me laisse penser que ce sera court, je suis heureux de posséder la télévision, de consulter l’internet et d’échanger sur Facebook avec des amis plus ou moins amicaux, de pouvoir me déplacer avec une voiture sûre et confortable, loin, même très loin de chez moi. De pouvoir téléphoner dans le monde entier avec tous et tous. Alors « de mon temps » aucun regret !

  2. Même si « de mon temps » n’était pas de mon temps à moi, j’ai bien aimé cette petite balade, ce petit moment d’évasion, en compagnie de Daniel Fahri…

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