Au lendemain de l’embargo sur les ventes d’armes vers Israël, décidé par le général de Gaulle, J.J.S.S. explique ce qui rapproche nos deux pays.
C’est vieux comme le monde : « Quos vult perdere Jupiter dementat ». Jupiter rend, d’abord, fous ceux qu’il veut perdre. Le chef de l’État français, qui connaît les recettes, sait à merveille se servir de celle-là. Les outrances, les contre-vérités, les imputations calomnieuses du communiqué officiel de l’Élysée, tendant à expliquer le « coup de semonce » tiré par la France contre Israël, sont bien de nature à faire déraisonner ceux qui aiment Israël. Là est le danger.
M. Daniel Mayer, par exemple, a profondément choqué quand il a prononcé, en réaction au premier embargo gaulliste contre l’aviation israélienne, sa petite phrase tristement célèbre : « J’ai honte d’être français ! ». C’est tout à fait ce que Jupiter attendait de lui, et de quelques autres ; c’est ce qu’il espère de nouveau. De Gaulle, rompu comme il est à la manipulation de tous les vieux instincts, sait que l’anti-israélisme n’est pas payant en France, mais que l’antisémitisme l’est. Son art, et son espoir, sont de les enchevêtrer.
Israël, c’est tout autre chose
Laissons donc l’antisémitisme. C’est là une affaire pathologique, qui ne relève pas du raisonnement mais de la thérapeutique, et le débat sur les affaires publiques ne doit pas prétendre soigner les âmes. Israël, c’est tout autre chose.
A côté des sentiments, et même des sensibilités légitimes, on peut essayer d’analyser la technique politique du Président, qui est préoccupante, et la raison pour laquelle tant de Français sont si attachés à la sécurité d’Israël.
Le communiqué présidentiel de la semaine dernière sur le Moyen-Orient, qui est navrant, n’est pas pire que la moyenne.
Affirmer qu’Israël a pris l’initiative d’une « attitude agressive », en 1967, et passer sous silence que l’acte de guerre fut au contraire celui de Nasser chassant les casques bleus et bloquant la navigation ; déclarer que l’action soviétique, et celle de ses alliés (par conséquent arabes) tendent à offrir à Israël « la reconnaissance et les garanties de cette reconnaissance », alors qu’il n’en est pas question ; décréter que la raison, la raison majeure, qui empêche la résolution des Nations unies de 1967 d’être applicable au Moyen-Orient, c’est « qu’Israël la refuse », alors que tous ses voisins la rejettent, car précisément elle comporte la reconnaissance ; enfin, et ceci n’est plus une contre-vérité mais un appel au sang, conclure la communication officielle en indiquant que c’est le « développement de la résistance palestinienne » qui pourra rapprocher d’une solution ; voilà bien des inconvenances pour un homme responsable. C’est vrai.
Israël n’est pas une nation banale
Mais elles sont du même ordre, pas pire, que la crucifixion bisannuelle, par exemple, de la vérité économique dont dépend l’avenir de notre pays. Le gaullisme n’est pas la vérité des faits ni le respect des citoyens. Ce n’est pas d’aujourd’hui, ni seulement à propos d’Israël. Ce n’est qu’un chapitre d’une longue histoire, et qui se dénouera ailleurs qu’au Moyen-Orient.
Reste à éclairer, néanmoins, ce qui fait d’Israël un cas particulier, et le rend si proche de tant de Français.
Israël n’est pas une nation banale. C’est l’aventure humaine par excellence. Ce que les Israéliens démontrent, au monde entier, par leur organisation sociale, et par leur développement industriel, c’est, bien au-delà du sionisme, la supériorité de l’intelligence sur la nature. Et c’est là le problème du siècle.
Comment fait-on pour créer une industrie moderne sans aucune matière première ? L’Italie s’en occupe très habilement et la Suède avec brio, entre autres. Mais aucun pays, partant d’aussi bas, n’est arrivé aussi haut qu’Israël.
Une société de solidarité
Comment fait-on pour sortir les pays d’Afrique, du Moyen-Orient, tous les pays de soleil et de désert, du sous-développement et de la misère ? Problème formidable, auquel personne n’a encore trouvé de réponse satisfaisante. Sauf, maintenant, par son travail et son ingéniosité, Israël.
Comment fait-on pour être, autant qu’il est possible, une société de solidarité, où non seulement la fortune ne confère aucun pouvoir mais où les hommes doués de force ou d’intelligence se sacrifient, en partie, au profit de ceux qui ne le sont pas, de ceux qui sont faibles, malades, incultes, inaptes ? Ce sera de plus en plus la question des sociétés industrielles, celle de l’égalité. Qui l’a résolue ? Personne. Mais sur la voie de cette difficile, et ambitieuse, recherche, il y a des pays plus avancés que d’autres. Le Marché commun est en retard sur l’Amérique, l’Amérique, largement, sur la Scandinavie – et, à bien des égards, la Scandinavie sur Israël.
On ne doit pas en conclure qu’Israël soit une société modèle, loin de là. Simplement, tout ce qui met en péril Israël ne menace pas seulement une nation, pas seulement le sionisme, pas seulement les Juifs, pas seulement un peuple courageux – mais une part de l’espoir humain. Et c’est cela que tant de Français pressentent.
Jean-Jacques Servan-Schreiber (en 1969)
Ça a bien changé depuis !!
Imaginons un instant, avec une reconnaissance d’Israël dès 1948 par les arabes, que ce pays n’ait pas eu besoin de dépenser des dizaines de milliards pour sa défense…
L’hostilité permanente des arabes envers Israël est aussi un moyen de l’appauvrir et de l’empêcher de réussir. Et quand on voit la situation sociale d’Israël soixante dix ans plus tard, avec un taux de pauvreté de 18% selon l’OCDE, on se dit que c’est en partie réussi.