Il y a quelques mois, l’occasion me fut donnée d’avoir entre les mains ces portraits noir et blanc. Des visages qui me parurent avoir été pris sur le vif. Sans une quelconque pose. Mais en rien des photos volées. Comme un moment de grâce échappé à tout autre regard. Ces visages semblaient s’être offerts. A celui qui juste les aima le temps d’une union si particulière.
L’ami qui partagea avec moi ce cadeau était supposé écrire le texte qui allait accompagner ces visages photographiés au Japon. Je ne sais ce qu’il en advint. Sinon que l’amoureuse en moi de Wong Kar Wai aurait payé très cher pour que lui fût confiée cette charge d’importance.
Le hasard fit que quelque temps après j’eus la chance de rencontrer Alain Nahum. Mais vous savez comme il en va parfois : nous regardâmes tous ensemble la finale France-Belgique et de photos nous ne convînmes d’en parler à un autre moment.
Deux expositions en Janvier vous offriront, Lecteurs, le bonheur de découvrir – ou mieux connaître- cet artiste et son œuvre.
La première[1], à la Halle Saint-Pierre, propose la série Tokyo-Eyes, photographies faites au Japon et les Fireboox de l’artiste et éditeur Richard Meier.
Une autre occasion ? Rendez-vous à la galerie Vitoux pour D’une image à l’Autre, expo personnelle[2] des dessins, peintures et photographies d’Alain Nahum.
Attentif à ce presque rien qui pourrait faire signe. Le photographe découvre Tokyo lors d’un voyage en 2014. La beauté énigmatique, impénétrable, et quasi indicible des visages entraperçus, l’élégance des corps, le fascinent.
Il choisit de se mêler à la foule. De photographier à hauteur des visages. Il importe que toujours deux regards se croisent. S’interrogent. Se parlent : le sien. Celui de l’autre.
Qui a le privilège de regarder ces photos se balade ainsi entre Les Fenêtres de Baudelaire et Les Passantes de Brassens. Une émotion soudaine frappe soudain écrit Jean-Paul Gavard-Perret[3]
Réalisateur et Photographe, Alain Nahum, d’abord assistant réalisateur aux côtés de Denis de la Patellière, Gilles Grangier, David Hamilton entre autres, a réalisé courts métrages, films documentaires, longs-métrages : Bonne chance la France fut sélectionné à Cannes et A Pas Lentes aussi. Des Gens qui passent fut primé. Il a encore dirigé plus de 30 sujets pour le magazine Cinéma-Cinémas, trois films de la série Photos pour Arte et réalisa moult séries pour les télévisions française, belge, canadienne et américaine.
Il se mit à photographier ces éléments singuliers peuplant les rues des villes et que pourtant nos regards pressés ne remarquent jamais, donnant ainsi forme et mémoire à ce qui eût pu rester à jamais de l’ordre de l’invisible. Qu’il s’agît de traces sur le bitume ou d’éclats de néon dans des flaques d’eau, Alain Nahum nous offre à voir ce qui avait échappé à notre regard prétendument occupé. Dans Emergences, le photographe explique à avoir vu sur un écran de télévision une femme rwandaise sécher des larmes en parlant du génocide et soudain jeter le mouchoir en papier qu’elle venait de passer sur son visage…
Ainsi, photographe urbain mais encore archéologue du présent et peut-être magicien ramenant chacun à son propre passé, Alain Nahum saisit des bribes d’histoires humaines qui racontent notre monde, souvent à notre insu, et qui sont exposées au regard de tous, de Paris à Dublin en passant par Taipei.
Une fois rencontré Exils, Exodes, Errances[4], réalisé avec Mehdi Lallaoui, Fils d’exilés comme lui et avec lequel, parlant de ce que leurs familles leur ont laissé en héritage, il questionne la violence intérieure du déplacement et la tolérance exacerbée qui en résulte, vous voudrez comme moi en savoir davantage et feuilletterez ses livres d’artiste tels Archipels[5], Émergences regards sur la ville[6] et ses Fire Box, 3 boites photographiques[7].
Dans Émergences, regards sur la ville, l’ouvrage que lui consacre Jean Klépal, Alain Nahum explique que la ville est un musée dessiné par les pieds des gens. Celui qui est représenté à Paris par la galerie Marie Vitoux soutient encore que son travail n’est ni de la photographie, ni de la peinture mais une narration, des questions permanentes.
Enfin, pour présenter un artiste que j’aime et tenter de garder ce zeste d’objectivité sujet à rassurer mes lecteurs, j’aime à le faire entendre :
A la lisière des Regards…
En 2014 je découvris Tokyo.
Fasciné par la ville et les japonais, je me demandais comment photographier ce «peuple-photographe», les individualiser, faire sortir leurs regards de l’ombre. Il m’importait de ne pas être spectateur, ni témoin, que mes photographies soient le lieu d’une rencontre fugace¬¬, d’un croisement de regards furtif, entre l’Europe et l’Asie.
Me fondant dans la foule je pris le parti de faire des photos à hauteur des visages, de ne jamais cadrer en mettant l’œil dans le viseur, pour qu’il ne soit pas masqué par l’appareil, afin de me confronter aux regards des autres, de le provoquer.
Un regard qui se pose, s’abandonne, se détourne ou ne se livre pas est toujours révélateur d’une intimité, d’une mise à nu. Celui qui nous fixe offre à la dérobée un autoportrait…
Marie-Laure Desjardins, de l’e-magazine ArtsHebdoMédias, a eu la bonne idée avant moi de soumettre notre homme au Jeu des Mots.
Enfance
Les images et les mots sont pour moi indissociablement liés à l’enfance. […] Jouer avec la magie des mots et des images est pour un enfant une vraie jubilation ; c’est ainsi que chacun bâtit son petit théâtre intime, son rapport au monde, à la vie. A l’école, j’ai délaissé les mots des livres pour m’intéresser davantage aux images, du fait d’une nouvelle méthode, qualifiée de globale, qui venait d’être mise en place et m’a retardé dans l’apprentissage et le plaisir de la lecture. C’est avec les images que je me suis mis à voyager, les collectionnant, les découpant dans les revues pour faire des collages à la manière de Max Ernst et de Prévert. Lisant des bandes dessinées en cachette de mon père, qui les avait interdites à la maison. J’ai pris alors l’habitude de me fier à ma vue et j’ai aiguisé au fil du temps mon acuité visuelle. Je me suis peu à peu passionné pour la peinture, la photographie et le cinéma, et suis devenu réalisateur et artiste.
Inspiration
Le surréalisme et le cinéma m’ont profondément marqué. Le premier m’a montré l’infinie diversité de l’imaginaire et la manière de s’affranchir des règles et des conventions. Le second m’a hypnotisé et happé avec ses ombres fantomatiques, la force de ses récits en images et sa poésie.
Image
J’ai toujours en tête qu’une image est une construction mentale, où se télescopent mystérieusement le réel et l’imaginaire. L’image est un étrange écran du temps, le lieu d’une collision où se rencontrent et se croisent la lumière, l’ombre, les êtres, les objets, la nature, le passé et le présent. Elle n’est pas un fragment de réel, ni son miroir, mais un artefact. Dans mon travail, je cherche à délivrer les images de toute anecdote. A confronter l’intime à l’histoire collective. Pour moi, une photographie réussie réserve un espace imaginaire à celui qui la regarde. Et sous-tend un récit.
Ville
La ville est faite pour les travailleurs et les flâneurs de toutes sortes. Errer dans la ville, s’y perdre, comme le recommandait les situationnistes, sans avoir à recourir à son GPS pour s’orienter, permet à celui qui tente l’aventure de la redécouvrir sans cesse, de la réinventer, de tracer de nouveaux chemins, de dresser des cartes inédites, d’assembler des fragments d’espace encore inconnus. Pour le cinéaste et photographe que je suis, Paris est un atelier à ciel ouvert, c’est là que j’aime travailler avec l’éphémère, l’à peine visible, l’instable, le fragile. Capter les métamorphoses permanentes du territoire, les traces anonymes et intimes qui se cachent, cadrer les corps et les signes en suspens, enfouis dans les reflets fragmentés des sols ou des vitrines. La ville est mobile, souvent bouleversée, parfois décomposée, elle nous parle de nous, de notre passé, de notre modernité. Et chuchote ses histoires souvent à notre insu.
Emotion
Ce qui m’émeut, c’est l’intimité contenue dans les choses ordinaires, c’est de recueillir les petites traces éparses d’humanité que les gens laissent derrière eux, de croiser des regards, de les échanger, que la photographie devienne le lieu d’un échange et de questions en suspens.
Lumière
La lumière dessine des formes improbables, changeantes, géométriques, abstraites. Sans lumière, pas d’ombre. Sans ombre, les paysages, les êtres, les choses seraient sans volume, sans relief, tristement présents. La lumière est vivante ; en se déployant, elle nous communique son énergie. Elle est indispensable à la vision, à la pensée… Il me suffit d’évoquer le siècle des Lumières pour me rappeler que la pensée éclaire la vision et le regard la pensée. Ecrire avec la lumière a toujours été un rêve pour l’humanité, comme pour moi enfant. L’invention de la photographie l’a réalisé. Aujourd’hui, avec le portable, chacun écrit avec la lumière, photographie. Chaque regard est singulier, on voit toujours avec son œil intérieur. Sans jamais vraiment pouvoir dissiper le mystère de l’obscurité et des clartés enfouies. A trop fixer la lumière du soleil, elle nous aveugle. Cela me fait penser à la caverne platonicienne où l’ombre nous rend captif d’une réalité virtuelle, celle de notre monde où circulent en flux incessants des millions et des millions de photographies.
Couleur
En photographie, le noir et blanc n’est pas considéré comme de la couleur. Pourtant, le noir est une couleur, le blanc en est une autre. Tout le paradoxe vient du fait que la lumière du jour est constituée d’un spectre lumineux qui se compose de six couleurs. Elle peut devenir un peu trop bavarde si on ne la maîtrise pas, le noir et blanc est beaucoup plus silencieux. Je m’aperçois que le rouge est la couleur qui domine dans mes séries photos, lorsqu’elles ne sont pas en noir et blanc. Il faudra que je me pose la question de savoir pourquoi ce lien rouge me tient…
Transmission
Un trait d’union entre les gens. On ne sait jamais ce que l’on transmet vraiment avec son travail. Ce que l’autre va voir, retenir, penser, décoder. Au mieux, on transmet sa vision, son univers. Face aux flux des images d’aujourd’hui, on a une responsabilité quant aux images que l’on prend, il faut les accompagner, être vigilant sur celles que l’on choisit d’exposer ou de publier.
Liberté
La liberté est un moteur pour la création. Elle permet de tourner le dos aux académismes, aux formatages, aux modes. Elle nous isole parfois, nous fragilise, mais contribue toujours à affirmer notre singularité et la vérité de notre art. Lorsque j’ai commencé à faire mes premières photographies sur les passages piétonniers et les papiers de nuit, certains me disaient qu’ils ne voyaient pas l’intérêt de ce que je faisais, que ce n’était pas de la photographie. Une fois mes séries finalisées, ma démarche a été mieux comprise et cela m’a donné la force de continuer à affirmer mon travail. Voir libère la pensée. Etre libre penseur en art est une chose précieuse.
Voilà. Nahum nous prend sans cesse au dépourvu, archéologue du présent il témoigne, là où il y a de l’homme, il y a de l’humain. Les couleurs sépia et les fonds ocre évoquent les murs chaulés auxquels les fresquistes du quattrocento appliquaient leurs synopsies. Les techniques ont bougé, le geste demeure… témoigne Jean Klépal, qui tenta avec succès d’expliquer la genèse du projet artistique de celui qui opéra comme un archéologue de ‘éphémère, révélant ce qui, dans le quotidien des villes, échappe souvent au regard[8].
Sarah Cattan
Alain Nahum
Mail : alain.nahum@wanadoo.fr
[1] La Halle Saint-Pierre. 2 rue Ronsard. 75018. Paris. Vernissage jeudi10 janvier 2019 de 18h à 21h. Alain Nahum signera à cette occasion ses deux nouveaux livres photos.
Du 7 Janvier au 27 Janvier. L’artiste sera présent les samedi après-midi et le dimanche 27, mais encore sur rendez-vous.
[2] Galerie Marie Vitoux. 3 Rue Ormesson 75004 Paris 01 48 04 81 00 Métro : Saint-Paul. Du 10 Janvier au 23 février. Vernissage jeudi 17 janvier à de 18h à 21h. L’artiste sera présent à la galerie sur rendez-vous.
www.galeriepierremarievitoux.com/
[3] Rêveries du promeneur non solitaire. Jean-Paul Gavard-Perret. Delarthelvetiquecontemporain.blog 02/01/2019
[4] Editions Au nom de la mémoire. 2003.
[5] Voix Editions / Richard Meier.
[6] Emergences Regards sur la ville. Textes de Jean Klépal. Parenthèses. 2015.
[7] Editions-ArtsHebdoMédias. 2016.
[8] Emergences. Regards sur la ville. Photos d’Alain Nahum. Textes de Jean Klépal. Editions Parenthèses. 2015.
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