Retour d’Alger. Par les vitres du train, la terre est devenue des arbres qui marchent dans le sens contraire, des poubelles sauvages, des maisons inachevées, des buveurs de vin adossés aux derniers murs du village, des enfants qui jettent des pierres et des rires sur nos vitres. Le ciel, lui, est une indifférence calculée depuis l’éternité, depuis le dernier verset. Les nuages, des limaces. Doucement la nuit arrive et se concentre dans les montagnes d’abord pour dissoudre les bords connus. Des idées traversent la tête. Qu’écrire demain ? Sur les blogueurs en prison ? Ou sur l’indifférence ? Sur l’ère Bouteflika ? Sur les poteaux électriques, les seuls êtres lumineux algériens encore debout ?
SUR L’INDIGNITÉ. ELLE NOUS TOUCHE TOUS
Chez certains, elle a abouti à la servilité, le désir fou et muet de s’écraser encore plus, de s’aplatir, devenir si serviles qu’on en devient sensible à la paupière du maître, au bruit impossible de son cil qui tombe. Chez d’autres, la sensation physique de l’indignité pousse à l’exil, à en rêver à défaut de l’embrasser. On se retrouve dégoûté par tout, et tous, et même par son propre corps qui est un cabas. Là, le rêve est celui de recommencer au pôle Sud. Epouser la neige si intimement qu’elle vous purifie dans sa noce mortelle. Dormir et mourir loin de tous les drapeaux du monde. L’indignité est une sensation algérienne nationale. On se sent sali et plus certains nous parlent d’épopée, de guerre de libération, de nationalisme, plus on se sent indigne et atteint par l’indignité de ces commerçants d’aujourd’hui. Parce que le passé est plus digne que le présent et que le présent est un cimetière du passé, nous nous sentons coupables. Rêver de se révolter. Par hygiène, plus que par conviction politique. Reprendre ce pays à zéro. Lui rendre justement sa dignité. Le train file, s‘arrête et reprend, mais le pays tourne en rond et cherche dans sa mémoire ce qu’il n’a pas dans ses poches et dans ses mains. La même envie de le quitter et de le libérer. La même sensation de colère et d’indignité. La lâcheté et la lucidité qui fabriquent, à deux mains, une grimace unique.
L’INDIGNITÉ EST UN POISON LENT
On l’accepte au début par paresse, par souci de confort, il remonte votre sang et vous impose son teint. Alors vous vous retrouvez servile alors que vous pensez être prudent. Vous regardez se construire une prison pour un autre, près de vous. Et à la fin, il s‘avère que c’est votre prison à vous. Vous vous dites que cela ne me concerne pas, que ce n’est pas à moi de commencer. Vous rentrez chez vous. Tout s’arrête au seuil de votre maison, reste dehors. Tout, sauf l’indignité. Elle se glisse dans votre lit et dans votre tête. Vous le savez, nous le savons, vos enfants le savent. Nous parlons en colère, nous élevons la voix, nous mettons en avant l’intérêt de nos enfants et les histoires des héros trahis pour prouver que cela ne sert à rien, mais en Algérie, nous le savons tous : nous sommes lâches et indignes. Nous sommes traîtres à nous-mêmes. Nous nous sommes vendus, nous avons baissé les yeux, les pantalons, nous avons peur, nous sommes traqués et inquiets. Si le pays ne change pas, c’est parce que moi, là, penché sur mon clavier, je suis lâche, j’ai peur, je suis corruptible, je fais passer le repas avant le drapeau, le lit avant le pays, je me sens faible, j’attends que les autres commencent pour les rejoindre, j’ai peur d’être frappé et humilié, je n’arrive pas à faire le choix entre l’indignité et la liberté, j’ai peur du chaos et des balles, j’ai connu la guerre, la dernière, je suis terrorisé par le désordre et les effets de foules.
SI JE BOUGE C’EST LA GUERRE CIVILE
Je me dis que si je bouge c’est la guerre civile, alors je ne bouge pas même quand on me viole, je ne comprends pas ce qui arrive et je rentre chez moi. Un jour je n’aurai pas de chez-moi : il deviendra un califat, un terrain vague pour guerre civile, un soulèvement violent qui va me tuer, une famine, un désastre. Mais d’ici là je ferme les yeux et ma porte. Et un jour il ne me restera que la porte, puis la poignée de porte, puis une clef au cou, ou une photo ou mes chaussures ou un passeport qui ne vaut rien. Mais l’indignité sera là, entière. Elle sera mon habit. Pour l’éternité. Je me dis que j’ai raison d’être lâche et prudent. Mais pourquoi alors cette sensation ? Pourquoi je baisse les yeux sous mon propre regard ? Pourquoi je suis en colère contre moi-même ? Pourquoi quand le ventre se remplit le cœur se vide ? Pourquoi quand je mange le pain de ce pays je sens que je vole le pain de mes descendants et que je me cache pour le manger loin de leurs regards ?
Non ? Il faut trouver un autre sujet. Je sors d’une émission télé algérienne. Un peu frustré. J’avais envie de dire des choses qui se sont bousculées. Je suis pour l’égalité d’héritage entre l’homme et la femme car ils me disent que Dieu est le «Juste». Alors je préfère croire qu’il l’est pour la femme aussi. J’avais envie de dire que si je parle des islamistes c’est parce qu’ils tuent, insultent, enterrent et égorgent et veulent le pouvoir, pas mon salut. J’avais envie de dire qu’ils ont sur le dos des centaines de milliers de morts dans mon pays et pas des centaines de ponts construits. J’avais envie de demander «pourquoi tous ceux qui me parlent de l’islam le font avec les insultes, la violence, les cris et le meurtre et les procès en traîtrise ?» et pas avec amour et douceur. Pourquoi tous ceux qui espèrent me convertir à leurs croyances veulent me convertir d’abord en cadavre ? J’avais envie de dire beaucoup de choses. Mais là aussi ce n’est pas le sujet de la chronique.
Le sujet ? En faut-il ? On peut raconter l’histoire de ce pays en décrivant, en deux tomes, une chaise vide.
Kamel Daoud dans Le Quotidien d’ Oran
Ça s’appelle un écrivain. Ce soir sur France 2, Victor Hugo, un autre, vrai. Et l’exil qui va avec.
Kamel Daoud est une excellente plume et ça n’a rien de nouveau.
Cela dit, notons que ce texte fut publié dans « Le Quotidien d’ Oran », journal en langue Française imprimé et paraissant en Algérie.
Il y existe donc un minimum de liberté de la presse.
Pourvu que ça dure…
Sachant que l’Algérie, malgré les (ou à cause des ?…) richesses de son sous-sol, vacille au bord du précipice.
La jeunesse, nombreuse et désœuvrée, y est une bombe à retardement et la « stabilité » s’y apparente à une raideur cadavérique, au silence d’avant la tempête.
La moindre secousse peut envoyer ce pays par le fond en attisant la guerre civile des années 1990 qui couve toujours sous les cendres.
C’est la raison pour laquelle Bouteflika, mort-vivant, occupe toujours un simulacre de fonction présidentielle.
Le remplacer pourrait bien fournir l’étincelle de l’apocalypse.