Son grand-père paternel, Mongi Mabrouk, était ministre du Commerce et son oncle ambassadeur de Tunisie à Paris. Ses études, elle les fit à La Marsa et à l’IHEC Carthage, avant d’intégrer à 20 ans la Sorbonne.
Cette journaliste franco-tunisienne, vous la connaissez tous. Des Voix de l’info sur CNews à ses interviews sur Europe 1, tous les jours de la semaine elle est dans le poste. Celle qui a créé l’AMMed pour mettre en valeur des lieux de culture peu connus du grand public et promouvoir le rapprochement des peuples entre les deux rives de la Méditerranée, voilà que vous la retrouvez aujourd’hui en guise d’invitée, venue nous parler de son roman : Dans son cœur sommeille la vengeance[1], et puis un peu de tout…
Boire un café avec Sonia Mabrouk, c’est passer un long moment avec une fille vraiment chouette.
Sonia Mabrouk, Il y a un an, il y a un an vous nous livriez une discussion[2] toute spontanée avec votre grand-mère, affolée de constater la course folle d’un monde qu’elle ne reconnaissait plus. Vous commentez en même temps tous les jours sur Europe 1 ou CNews une actualité qui entretient son inquiétude…
Ma grand-mère suit toujours de près l’actualité et nous la commentons ensemble lors de nos échanges réguliers. Malheureusement, rien ne bouge, ne change. Malgré les alertes, les livres, les tribunes, les mises en garde… j’ai l’impression que nous sommes dans une société anesthésiée. Je ne parle pas des citoyens mais des responsables de manière générale. Nous voyons arriver le mur et ne cherchons même pas à l’éviter. C’est le cas dans différents domaines, dont celui qui a été au cœur du livre avec ma grand-mère : la gangrène de l’islamisme.
Votre second ouvrage est sur les étals de toutes les librairies. Après la discussion libre, vous avez choisi le roman. Comme si vous aviez appuyé sur pause. Décidant de prendre du recul et de mettre en lumière la chronique d’une catastrophe annoncée : le retour des lionceaux de Daech. Ce défi inattendu et lancé à la société française, réfractaire par nature à considérer des enfants comme coupables, comment allons-nous donc le gérer, au pays de Voltaire ? Ils ont assisté aux décapitations, savent égorger, sont programmés militairement et idéologiquement.
C’est un véritable défi et aussi un impensé de notre société. Le fait qu’il s’agisse d’enfants complique évidemment la donne. Il est difficile de dire d’un enfant qu’il est irrécupérable. Tout enfant doit pouvoir être sauvé. Et surtout sauvé des griffes de Daech. Le problème est que nous ne savons pas très bien comment appréhender un tel défi. Tous les services qui s’occupent de cette question disent la même chose : c’est un phénomène inédit. Pour les services de protection de l’enfance, il s’agit essentiellement de victimes. Mais pour les Renseignements, certains de ces enfants constituent une menace potentielle.
Vous avez préféré le roman à l’enquête et l’on voit bien que vous avez emprunté à Zola sa méthode, cherchant, observant, interrogeant. La femme et l’enfant de Mokha, vous avez croisé leur regard ? Amra ou Zaïm et sa Petite Musique de nuit, les avez-vous inventés ?
C’est un roman pour tenter d’éveiller les esprits sur ce défi. Mes personnages sont irréels, ils sont le fruit de mon imagination. Même si l’enquête que j’ai menée pour écrire ce livre m’a forcément inspiré quelques traits de caractère pour le petit Zaim.
Sonia Mabrouk, vous avez dans ce roman le mérite de trancher, refusant le confortable désengagement d’une grande partie de vos confrères. Vous interrogez la force de croire à la rédemption de ces enfants imbibés d’idéologie islamiste et, face à ce défi inédit qui se pose à la France, vous posez la question de savoir s’il faut prendre le risque du retour de ceux dont on ne sait s’ils sont victimes ou potentielles bombes à retardement. Vous parlez d’impensé.
C’est mon personnage, Lena, qui croit en la rédemption. Elle pense que si on ne peut pas sauver un enfant, alors tout est fichu ! Elle croit en l’école, en l’école de la République. Ou en tout cas, elle veut et elle a besoin d’y croire. Je pense en partie comme elle. Oui, l’école doit permettre à chaque enfant de sortir de sa situation, d’évoluer. Et, dans ce cas précis, d’échapper aux griffes de Daech. Mais il ne faut pas se leurrer : sans un accompagnement de ces enfants revenus en France, on n’y arrivera pas. Et c’est là que le bât blesse : nous n’avons pas les moyens d’un accompagnement précis. Et, surtout, nous ne savons pas comment désendoctriner ces enfants. Personnellement, je n’ai jamais cru en ce processus de déradicalisation. J’estime, en ce qui me concerne, que c’est de la poudre aux yeux !
La civilisation survivra si les valeurs chrétiennes sont défendues et portées haut et fort par les chrétiens en France et ailleurs dans le monde, écrivez-vous, évoquant la valeur chrétienne de la rédemption que Lena a héritée de sa mère… Votre héroïne veut offrir une seconde chance à ces enfants, dont on ne sait plus s’ils sont des victimes et des menaces… Vos contempteurs vous ont associée à un Eric Ciotti, une Nadine Morano et autres Wauquiez…
Je dis simplement que nous avons besoin de croire en une spiritualité. Il ne s’agit pas là de religion mais de valeurs beaucoup plus universelles. C’est exactement le projet de vie d’Arnaud Beltrame. En donnant sa vie pour lutter contre le terrorisme, il a porté haut les valeurs qu’il a incarnées durant toute son existence. Il m’inspire une phrase du Général de Gaulle : Quels que soient les dangers, les crises, les drames que nous avons à traverser, par-dessus tout et toujours, nous savons où nous allons, nous allons, même quand nous mourrons, vers la Vie[3]. Ce ne sont pas forcément des valeurs chrétiennes, c’est plus fort et plus rassembleur, c’est un projet spirituel et de société.
Les non-dits, ça n’est pas votre came : homosexualité, pédophilie dans les camps de Daech. Vous parlez de la supercherie de Daech.
Bien sûr, tous ces non-dits sont autant d’armes de destruction massives pour miner de l’intérieur l’idéologie de Daech. Il ne suffit pas seulement de bombes pour éradiquer ce terrorisme, il nous faudra bien plus. Il faut mettre le couteau dans la plaie. Toujours dénoncer !
Les djihadistes sont pleinement responsables de leurs actes, qu’ils soient hommes ou femmes… Comment dès lors jauger la sincérité de leur repentir ?
Comme l’avait dit le Procureur François Molins, il est impossible de juger de leur sincérité, de leur repentir. Pour certains, la technique de dissimulation la taqqiya, est très perfectionnée. Mais au-delà des cas particuliers, il nous faut nous réarmer moralement face à un défi dont nous n’avons pas fini d’entendre parler.
Vous qui avez dit, évoquant le droit des Kurdes à juger une Émilie König, bretonne retenue chez eux, qu’il y avait la justice et la morale, auriez-vous, avocate, défendu les djihadistes de la filière d’Albertville ? Celui qui a fait du pain à Raqqa est-il le complice de Daech ?
Qui peut croire qu’en pleine guerre, on peut être à Raqqa sans savoir véritablement ce qui s’y passe. Bien sûr qu’il y a complicités. Maintenant, ils ont des avocats pour les défendre. Mais là encore, par pitié, ne soyons pas naïfs !!
Vous n’êtes pas dans la culture du clash et de la confrontation… Mais vous balancez les punch lines méritées à Marwan Muhammad, le chantre de l’islamophobie : Moi, ça me fait toujours rire les professionnels qui parlent au nom de tous les musulmans et qui parlent au nom de l’Islam.
J’ai réagi face à un personnage qui, de mon point de vue, utilise les musulmans et souhaite développer un projet d’islam politique. Il aura toujours face à lui des gens comme moi qui pensent que l’islam doit rester dans la sphère privée.
Sonia, L’affaire de la Chapelle ardente et le fait qu’elle fût annoncée à un débat au Havre du Savoir, considéré comme un relai des Frères musulmans, n’a pas empêché Latifa Ibn Ziaten d’être élue Citoyenne 2018 par le Printemps républicain et d’être nobélisable. Que pensez-vous d’elle ?
A chaque fois que j’ai interviewé Latifa Ibn Ziaten, je n’ai jamais noté la moindre parole susceptible de susciter le débat et la polémique. C’est une femme, une mère qui se bat à sa manière. Je la respecte, elle et son combat.
J’aimerais avoir votre avis, Sonia, sur le procès qui fut fait à Georges Bensoussan. Dans notre belle Tunisie, l’expression Yehudi hachak a valu à une parlementaire un sérieux avertissement, même si elle la qualifia d’expression figée…
Je l’ai dit dans mon premier livre[4] : il y a un problème dans de nombreux pays arabes où des expressions clairement antisémites sont transmises aux enfants dès leur plus jeune âge. Parfois même inconsciemment. C’est grave. Je me souviens de certaines expressions qui font presque partie du langage commun, comme Yehudi Hachak. Là encore, il faut parler, dénoncer, expliquer…
Etes-vous allée en Israël ? Que pensez-vous de l’obsession anti-israélienne d’un Pascal Boniface ? Les media français ont-ils à votre sens une manière particulière de traiter l’actualité du conflit Israël-Gaza ?
Je ne suis jamais allée en Israël. Je suis de près évidemment depuis longtemps l’actualité du conflit israélo-palestinien. Ce sujet, c’est une matière inflammable. C’est le conflit éternel et oublié malheureusement.
Aujourd’hui, Alain Finkielkraut a déclaré au TOI que l’antisémitisme s’était banalisé en France. Le Manifeste contre le nouvel antisémitisme qu’il co-signa aura-t-il un poids, ou fut-il un coup d’épée dans l’eau ?
Il n’y a pas de coup d’épée dans l’eau sur ce genre de sujet. Chaque tribune, chaque mot contribue à une prise de conscience. Même si elle est trop lente.
Sonia Mabrouk, tous parlent de votre sang-froid, votre sérénité, votre intégrité, votre rigueur, votre
refus du people, votre passion pour la géopolitique, vos répliques qui piquent, votre sens de la répartie : Si vous aviez été choisie pour interviewer le PR, vous lui auriez donné évidemment du Monsieur le Président ? N’est-ce pas ?
Ce débat me fait sourire… Ce n’est que de l’affichage tout ça. Bien sûr que j’aurais donné du Monsieur le Président. L’important, c’est la suite. La plus précise ou pernicieuse des questions doit toujours être accompagnée et enrobée pour mieux piquer au vif !
Pas polémiste, votre objectif ne semble jamais être de démasquer un adversaire. Iriez-vous au match du samedi soir, aux côtés Christine Angot ?
Je n’aime pas les matchs mais je sais me défendre. Donc je n’ai aucun problème à confronter mes idées.
L’irrévérence journalistique ne peut-elle cohabiter avec le respect ? Faut-il des clashes. Faire le buzz…
Aujourd’hui le respect est une forme d’irrévérence journalistique. Et je le revendique. Etre agressif, c’est démodé. Dépassé. Soyons respectueux tout en poussant nos invités dans leurs retranchements.
Boulimique de l’actualité ? Vous nous racontez vos matins ?
Je suis une boulimique sereine. Je peux très bien me passer d’actualité, de journaux, de TV et de radio. Mais pas de livres. J’en ai besoin presque charnellement, physiquement. Besoin d’être connectée à une histoire, pas forcément dans l’actualité.
Natasha Polony Elizabeth Lévy Léa Salamé Laurence Ferrari Martine Gozlan Hala Gorani, grand reporter d’origine syrienne et star montante de CNN International : surveillez-vous le travail de vos consœurs, françaises et étrangères ? Avez-vous un modèle, une référence ?
Pas de référence car à la base, je n’étais pas journaliste mais professeur à la faculté. Je n’ai donc pas grandi en me disant que je voulais être journaliste.
Sonia Mabrouk, lorsque j’ai dit mon souhait de vous rencontrer, on m’a répondu : Elle est là grâce aux quotas. J’ai lu aussi : elle est la première Tunisienne à assurer ce poste. Sonia, faites-vous partie de la short list des profils issus de la diversité ?
Aucunement. On ne m’a rien facilité. Je suis contre les quotas. Mon travail, mon parcours, je ne les dois qu’à moi-même et à ce que m’ont appris mes parents.
Même pas la grosse tête avec tout ça ? Plus jamais de dîners en ville ? Et d’ailleurs… Pensez-vous que l’on peut ou doit dîner avec ceux que demain on interviewera
Je sors très peu. Mes soirées sont prises par la TV. Le reste, je le partage entre l’écriture et ma famille.
De culture musulmane, absolument pas pratiquante, le brassage multiculturel de La Goulette et cette époque où ne se posait jamais la question de nos différences vous manquent-ils ?
Bien sûr que cela me manque mais je ne suis pas une nostalgique. La Tunisie que j’ai connue n’est pas morte. Elle a changé, évolué, mais l’essentiel reste, à savoir une croyance inébranlable en l’avenir.
Sonia Mabrouk, vous reste-t-il de l’espérance, ou partagez-vous le pessimisme (le réalisme ?) d’un Boualem Sansal ou d’un Amin Zaoui ?
Je regarde toujours devant et je suis une optimiste pragmatique qui croit que le meilleur n’est jamais loin même si la période est sombre.
Interview recueillie par Sarah Cattan
[1] Dans son cœur sommeille la vengeance. Paris. Plon. 2018
[2] Le monde ne tourne pas rond, ma petite-fille. Flammarion. Paris. 2017.
[3] Discours officiel, le 31 mai 1967, à la Villa Bonaparte, siège de l’Ambassade de France auprès du Saint-Siège.
[4] Le monde ne tourne pas rond, ma petite-fille. Sonia Mabrouk. Plon. 2018.
Je retiens surtout les deux phrases suivantes de Sonia Mabrouk : “Malgré les alertes, les livres, les tribunes, les mises en garde … j’ai l’impression que nous sommes dans une société anesthésiee. Je ne parle pas des citoyens, mais des responsables de manière générale”.
J’en sais quelque chose, comme auteur de “Mes Lettres au Monde”, (2003, 2008, 2o12,2015), livre envoyé opportunément aux Présidents successifs de la République, à leurs Ministres, aux maires des grandes et moyennes villes, aux directeurs et aux rédacteurs des principaux journaux, revues et autres médias, aux chefs des partis, à divers intellectuels, etc. etc., étant précisé que le sujet concerne essentiellement le conflit israélo-arabo-musulman et ses répercussions djihadistes.
Suite à mon commentaire d’hier :
Après tous ces envois, certains m’ont remercié, mais personne n’a fait le moindre commentaire sur la situation socio-politique du moment.
C’est dire que les deux phrases de Sonia Mabrouk, que j’ai citées dans mon commentaire d’hier, sont tout à fait justes. Avec son optimisme, peut-être que son dernier livre parviendra à faire sortir de leur léthargie “les responsables”.
J’ai beaucoup de sympathie pour Sonia Mabrouk, pour moi la seule vraie journaliste travaillant à la TV. Seul bémol : il faudrait qu’elle dénonce l’extrême droite “décoloniale” (PIR, etc…) dont les motivations sont strictement identiques à celles des salafistes : haine des Juifs, haine des Blancs, essentialisme, haine du progrès et de la République, opposition à l’égalité hommes/femmes etc…Mais Sonia Mabrouk fait en tout cas preuve d’une belle intégrité morale et intellectuelle, plutôt rare dans ce métier.