Le train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu, de Boualem Sansal

Il était une fois une petite bourgade allemande répondant au nom d’Erlingen, dont la prospérité des 12000 habitants avait été l’objet de toutes les préoccupations de la baronne Ute Von Ebert, héritière de l’empire fondé par un enfant d’un village de Düsseldorf, Ernst Ebert, émigré à l’âge de 20 ans en 1831 aux U.S.A. où il fit fortune dans des conditions plus que douteuses. Revenue dans sa ville natale après avoir affermi la multinationale et assuré ainsi sa pérennité et sa puissance mondiale, la baronne Ute, qui vit dans une vaste demeure aux allures hollywoodiennes, n’est soucieuse que du bien-être de ses concitoyens qu’elle pense avoir dotés, au surplus, d’institutions municipales aptes à leur assurer élévation morale, éducation et sécurité.


Las ! Un vent mauvais, mortifère même, souffle sur le monde, et, Erlingen est, à son tour, assiégé par un ennemi aussi inquiétant qu’invisible qui conquiert méthodiquement l’ensemble de la planète. Qui sont ces envahisseurs ? Quel est leur but : la soumission des peuples, leur mort ?

Coupé du monde, sans réseau postal, sans téléphone ni internet, Erlingen tremble et les masques tombent. Un air nauséabond de putréfaction se répand, les habitants eux-mêmes se métamorphosent, ils deviennent livides, tremblants, déjà soumis à cet ennemi invisible qui les épie sans se montrer, qui semble se confondre avec le paysage et sa forêt, qui est en voie d’obtenir leur capitulation sans même avoir à les combattre. La corruption et la lâcheté se répandent comme une traînée de poudre. Les dirigeants municipaux, tout en délivrant des messages rassurants, ne songent qu’à organiser leur fuite, à sauver leurs vies et leurs biens. Et, comme si la nature aussi avait décidé de se mettre de la partie, une tempête de neige s’abat dès le mois d’octobre, et isole un peu plus la ville.

De la capitale du Land, une missive, larguée par un petit avion, annonce l’arrivée prochaine d’un train pour évacuer la population. Un train de cinq ou six voitures pour 12000 personnes ? Il fera deux voyages, promet le message, mais tout le monde sait que cela ne suffira pas. Et pourtant tout le monde attend le train. Tout le monde sauf la baronne Ute qui veut rester et organiser la résistance de la population. Face à la lâcheté de ses concitoyens, aux désordres provoqués par des vieux révolutionnaires sur le retour, soucieux de sauver le monde qu’ils voulaient détruire, elle peste et gronde, la baronne Ute.

Dans des lettres écrites à sa fille Hannah, qui vit à Londres, elle décrit la déliquescence de son univers et lui indique aussi qu’elle écrit des notes pour un roman qu’elle la charge de mettre en forme au cas où elle-même n’en aurait pas le temps.

Ces lettres et ces notes ne peuvent être expédiées bien sûr. Alors elles sont cachées dans l’endroit que Hannah croyait être secret quand elle vivait à Erlingen et y dissimulait les mots doux qu’elle recevait et les cigarettes qu’elle fumait clandestinement.

Ne cherchez pas Erlingen sur une carte, ne vous précipitez pas sur internet pour en savoir plus sur la puissante dynastie des Von Ebert.

N’essayez pas non plus de savoir si le train du sauvetage – de la déportation, pour la baronne Ute – est enfin arrivé à Erlingen, ou si l’envahisseur s’est emparé de la ville et a dévoré le foie de ses habitants comme le fit jadis une guerrière d’Arabie, du temps où Mahomet s’emparait de La Mecque et de Médine avant de lancer ses troupes à la conquête du monde.

Du reste, les derniers mots de la baronne Ute sont une question qu’elle laisse sans réponse : est-elle encore vivante ou déjà morte et métamorphosée en fantôme ?

Nous sommes prévenus, dès le titre de cette première partie du livre intitulée « La réalité de la métamorphose », sous la forme d’une mise en garde qui doit beaucoup à Dante et à l’avertissement figurant sur la porte de l’Enfer…

Inversion des mots pour le titre de la seconde partie « La métamorphose de la réalité » et la mise en garde faite au lecteur, et changement de lieu.

Dans le pavillon – qui fut familial – d’une banlieue du 9-3, Léa écrit une lettre à sa mère, en espérant que celle-ci puisse la lire du ciel où elle se trouve à présent. Car sa mère est morte, dans des conditions dont les détails atroces seront révélés au fil des autres écrits de Léa.

Boualem Sansal : écrire contre le fanatisme, L’Invité des Matins par Guillaume Erner  (31/8/2018)
Ecouter ici 

Figarovox.jpgLe Figaro (Alexandre Devecchio) : Boualem Sansal : du totalitarisme de Big Brother à l’islamisme radical (23/12/2015)

Boualem Sansal: «Oui, l’Europe a peur de l’islamisme, elle est prête à tout lui céder» (31/8/2018, Abonnés)

Elisabeth Potier, sa mère, fut professeur d’Histoire dans un lycée – surnommé « Kaboul » au ministère – de cette banlieue « dimorphe » : la Zone Verte des pavillons d’un côté, et, en face, de l’autre côté de la voie ferrée du RER., après un terrain vague, les barres et tours des HLM. de la Cité, devenue, quasiment du jour au lendemain, la Cité Interdite, le fief des barbus islamistes, les « Zélés Serviteurs Universels » qui font régner leur ordre et la terreur.

Mme Potier, qui assura 30 années d’enseignement dont 20 ans de « sauvetage de masse », décida, quand arriva l’heure de sa retraite, de faire ce que sa fille avait fait cinq ans plus tôt : quitter la France, « ce pauvre royaume malade de sa grandeur passée ».

Mais, tandis que Léa était partie en Grande-Bretagne pour y trouver un emploi que la France lui refusait en dépit de ses diplômes, Mme Potier abandonna sa morne « exo-banlieue » pour l’Allemagne, Bremen plus précisément – Brême en français – où l’attendait un nouvel emploi, déniché grâce à internet et à sa solide expérience pédagogique, auprès de la fillette de 11 ans d’une richissime famille, les Von Hornerberger. Cornélia, que tout le monde appelait par son diminutif de Nele, était une enfant adorable, vive, très intelligente, mais fragile et parfois fantasque. Ses parents, cultivés, ouverts, la gâtaient outrageusement pour combler – et se faire pardonner – leurs absences trop fréquentes dues à leurs affaires. Ils avaient compris que leur enfant avait besoin à ses côtés d’une personne à la fois autoritaire et aimante, qu’elle respecterait, qui saurait canaliser son énergie débordante vers des activités enrichissantes et la détourner ainsi de sa propension à la tyrannie domestique.

Tout se passait à merveille dans la demeure impériale des Von Hornerberger depuis l’arrivée de Mme Potier. Le caractère de Nele s’apaisait. Sur les conseils de sa préceptrice, elle commençait à tenir un journal, ce qui l’obligeait à réfléchir à ses comportements en même temps qu’elle les décrivait.

Mme Potier, soucieuse de diversifier ses méthodes pour amener Nele à s’intéresser au monde qui l’entourait et à celui dont elle venait, se mit en quête de l’histoire du fondateur de la dynastie, Viktor Tamas Von Hornerberger, qui partit chercher fortune en Amérique en s’embarquant depuis Bremerhaven au mois de décembre 1831.

Dans cette ville portuaire située à 50 km au nord de Bremen, Elisabeth Potier visita le musée construit sur l’emplacement du hangar où s’entassaient les candidats à l’émigration : la Maison Allemande des Émigrés. Et elle découvrit que, sur le même bateau que l’ancêtre de Nele, s’embarqua un certain Ernst Ebert dont la statue de cire, frappante de réalisme, le représentait en train d’écrire une lettre à ses parents, ses frères et sa sœur Ute.

Des recherches sur internet permirent rapidement à l’ancienne professeur d’Histoire de faire le lien entre Ernst Ebert et le groupe industriel Von Ebert, sa Fondation, son musée du Biscuit et autres entités qui lui sont liées.

Deux émigrants allemands partis sur le même bateau, qui ne se connaissaient pas, et qui, chacun de son côté, mais avec les mêmes comportements dénués de scrupules, allaient fonder des empires industriels et financiers. Du matériau propre à aiguiser la curiosité du professeur retraité et bien sûr de sa petite protégée.

Tout allait donc très bien pour Mme Potier dans la nouvelle vie qu’elle s’était choisie.

Mais bientôt, tout allait s’écrouler. Une sinistre soirée de novembre 2015, le 13 précisément, la France est ensanglantée – une nouvelle fois – par « la violence de ses islamistes, télécommandés par le monstre post-moderne Daesch ». Dès le lendemain, Mme Potier prenait le train pour Paris. Elle ne devait jamais faire le voyage du retour vers Bremen ni revoir Nele et sa famille.

Boualem Sansal

Arrivée dans son pavillon du 9.3, elle décidait, avec deux anciennes collègues ainsi que Maria et son mari Giuseppe dit Beppe – un couple d’Italiens devenus ses amis, qui vivaient, terrorisés, dans la Cité – de participer à la manifestation du lendemain à Paris. Préparation fiévreuse de banderoles, de tracts, mais aussi de brassards et de drapeaux. Et le dimanche, Mme Potier et ses quatre compagnons battaient le pavé parisien et participaient à la mobilisation nationale contre le terrorisme islamiste.

Sur le chemin du retour, vers minuit, la rencontre avec « quatre jeunes islamistes, des malabars patibulaires » qui se ruent sur ces cinq personnes n’ayant ni l’âge ni la force à résister à leurs coups finit tragiquement pour Mme Potier : « en voulant se dégager de l’étreinte du chef », elle perd l’équilibre et part à la renverse sur la voie ferrée. La station Jacques Bonsergent – le choix n’en est certainement pas dû au hasard – est rapidement envahie par la Police et les secours.

Transportée à l’Hôtel-Dieu, Mme Potier est pendant plusieurs jours entre la vie et la mort. Après un long coma marqué par d’étranges délires, Mme Potier est, en dépit des graves séquelles dont elle souffre, autorisée à regagner son pavillon. Quelques semaines plus tard, un matin, Maria et Beppe, qui veillent sur elle, la découvrent allongée dans sa cuisine : Elisabeth Potier est décédée d’une crise cardiaque.

Quel est le rapport entre les deux parties du livre ? Quel lien entre Ute Von Ebert et Elisabeth Potier ? Le lecteur le découvrira au fil des lettres et notes de Léa, dans ce livre dense, riche, écrit dans une magnifique langue française, empli de références aussi bien bibliques que philosophiques et littéraires.

Roman ou conte ?

Boualem Sansal l’a qualifié de roman, mais cet ouvrage peut également être qualifié de conte philosophique. L’onirisme le dispute au réalisme dans un foisonnement de réflexions qui ne peuvent qu’inciter – comme le souhaite l’auteur dans le prologue– à « une véritable méditation ».

Semblable à un miroir qui nous serait tendu pour regarder enfin notre vrai visage et celui du monde dans lequel nous vivons, ce livre est dénué de toute concession. Le thème de la métamorphose, récurrent tout au long du récit, est destiné à nous montrer combien, sous l’influence conjuguée des périls nouveaux autant que prégnants, mais volontairement occultés par notre lâcheté doublée de naïveté, nous sommes transformés aussi bien par l’extension de l’islamisme que par le capitalisme financier mondialisé. Deux périls mortels pour l’humanité que seul un nouveau Henry David Thoreau pourrait nous aider à surmonter, en ravivant en nous la flamme de la rébellion et de la résistance, et en nous rappelant que le bonheur est dans la simplicité. Refusant alors l’idée que « la soumission est le refuge idéal », refusant de baisser la tête comme de chercher au ciel les réponses dont il a besoin, l’homme se redresserait au lieu d’accepter comme une fatalité inéluctable ce qui n’est que le résultat de ses faiblesses. Il ouvrirait les yeux, contrairement aux habitants d’Agapia qui, dans le roman de Constantin Virgil Gheorghiu, préférèrent ne pas nommer le crime quand il se produisit dans leur ville, afin qu’il continuât à ne pas exister.

« Qui a peur se sait vulnérable et admet implicitement sa défaite », nous prévient l’auteur. Saurons-nous enfin entendre son appel à la résistance, avant qu’il ne soit trop tard ?

Danielle Khayat, Magistrat à la retraite

paru sur M@batim

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