Sir Waldemar Mordechaï Wolff Haffkine (1860-1930) ou le Mahatma d’Odessa

Le Mahatma signifie en sanskrit « Grande âme » et dans l’hindouisme ce terme est utilisé pour parler des personnalités connues pour leur générosité et leur altruisme. Il est exceptionnel de voir cette expression accolée au nom d’une personne qui n’est pas issue du sous-continent indien, et il serait judicieux de s’interroger sur des raisons d’appeler ainsi un bactériologiste, né au milieu du XIXème siècle et de surcroît dans une famille juive.

La formation

Vladimir Haffkine[1] vit le jour le 15 mars 1860 à Odessa. Peu de temps après sa naissance, les Haffkine déménagèrent pour une ville bien plus petite, Berdiansk, qui se trouve au bord de la mer d’Azov. Son père et son grand-père y enseignaient dans une école juive, et comme tous les garçons de son entourage, Vladimir (ou plutôt Mordekhaï-Wolf) commença par fréquenter le heder[2]. Plus tard il fut inscrit dans le lycée russe de la ville où il obtint son baccalauréat en 1879. Ce diplôme lui permit l’inscription à la faculté des sciences d’Odessa où enseignaient alors des professeurs réputés comme Setchenov, Kovalevski et surtout Metchnikov[3]. Grâce à ce dernier Vladimir Haffkine s’initia à la biologie des microorganismes et bientôt il passa ses journées et parfois ses nuits dans un laboratoire.

Le tsar Alexandre II et les terroristes de Narodnaïa Volia

Nous étions deux ans avant l’assassinat du tsar Alexandre II, le plus libéral dirigeant de l’histoire russe. Son règne (1855-1881) vit plusieurs réformes importantes (abolition du servage, suppression de la censure, raccourcissement du service militaire de 25 à 6 ans, réformes territoriale, judiciaire et administrative, …). Pendant ces années, des étudiants juifs intégraient assez facilement les établissements d’enseignement supérieur. Malgré ces profonds changements, une bonne partie de la jeunesse était en opposition au pouvoir tsariste et la Russie fut secouée par plusieurs actes terroristes qui atteignirent même le sommet de l’État. Ainsi le 13 mars 1881 le tsar Alexandre II fut assassiné par les membres du mouvement Narodnaïa Volia[4]. Depuis 1866, date de la première tentative, le tsar a été la cible de onze attentats dont il sortit à chaque fois miraculeusement indemne. Avant ce fatidique 13 mars 1881, Narodnaïa Volia réussit à organiser cinq attentats, dont l’un, le 17 février 1880, en plaçant une charge d’explosifs dans les sous-sols du Palais d’Hiver, au-dessous de la salle à manger. Le tsar, arrivé en retard, échappa alors à la mort, mais l’explosion fit de nombreuses victimes parmi des soldats de la garde impériale.

Comme beaucoup d’étudiants de l’époque Vladimir Haffkine était membre du mouvement de Narodnaia Volia ; à cause de la vague d’antisémitisme et des pogromes qui déferlaient en Russie. Après l’assassinat de l’empereur, il rejoignit aussi la ligue juive d’autodéfense. Il était surveillé par la police et il fut même à deux reprises exclu de l’université. Il dut sa réintégration au professeur Metchnikov qui ne refusait jamais d’aider son meilleur étudiant.

Mais en 1882 à la suite de l’assassinat du tsar, le pouvoir tsariste intensifia la politique répressive envers les milieux universitaires, et en signe de protestation plusieurs enseignants, parmi lesquels Ilya Metchnikov, démissionnèrent de leurs postes. Le professeur préféra alors quitter la Russie et partit pour un laboratoire privé à Messine où il travailla durant quatre ans (1882-1886) avant de rejoindre l’Institut Pasteur à Paris. En Sicile il réalisa alors une expérience sur des larves d’étoiles de mer qui mit en évidence le phénomène de la phagocytose.

Pas de poste pour un juif

A la même époque Haffkine, dégoûté par le terrorisme de Narodnaia Volia, s’éloigna des populistes. Il se consacra entièrement à ses recherches qui le passionnaient de plus en plus. Pourtant il fut de nouveau exclu de l’université, et pour assurer son autonomie financière, il accepta en 1883 le poste d’assistant au Musée de zoologie d’Odessa. Malgré ces difficultés il continuait ses études et put soutenir sa thèse en 1884 comme candidat libre. Les autorités académiques reconnurent la qualité exceptionnelle de son travail et lui proposèrent un poste dans une université russe à condition qu’il se convertisse, car dans la Russie tsariste, les Juifs n’avaient pas le droit d’enseigner dans une université d’État. Le jeune savant refusa, et continua jusqu’à 1888 son travail au Musée, en espérant un poste à l’étranger, car il commençait à être connu grâce à ses publications.

Enfin en 1888 l’université de Genève lui proposa un poste d’enseignant non-titulaire qu’il accepta, car il avait bon espoir de pouvoir rejoindre assez rapidement l’Institut Pasteur à Paris qui à l’époque était l’endroit le plus prestigieux pour la recherche dans le domaine de biologie ou plutôt de microbiologie, une toute nouvelle branche scientifique, créée entre autres par Louis Pasteur.

L’Institut Pasteur

Effectivement, en 1889, Waldemar Haffkine devint un aide-bibliothécaire de l’Institut ; quand le professeur Metchnikov lui proposa ce poste, en s’excusant presque pour sa modestie, Haffkine aurait répondu que pour travailler à l’Institut Pasteur, il était prêt à y laver des éprouvettes.

Il avait alors trente ans, le meilleur âge pour un savant et il prouva rapidement ses grandes qualités de chercheur. Il rêvait de trouver des moyens efficaces pour protéger l’organisme humain des maladies infectieuses. À partir du début des années 1890, il étudia le vibrion cholérique, isolé depuis peu par Robert Koch[5]. Assez rapidement il mit au point un vaccin, en utilisant une forme atténuée de la bactérie, ce qui devait protéger de la maladie, sans la provoquer. Le 18 juillet 1892 au risque de sa vie, il s’inocula le produit sans développer le choléra ce qui prouva son efficacité.

Dans la dernière décennie du XIXe siècle la Russie connut plusieurs épidémies de choléra qui se répandaient dans des régions déjà affectées par la famine. De plus à l’époque, dans la province russe et même dans des grandes villes, il était dangereux de boire de l’eau non bouillie Or grâce aux travaux de Robert Koch on savait que le choléra se transmettait surtout par l’eau impropre à la consommation. Ainsi en 1893 le compositeur Piotr Tchaïkovski mourut à Saint-Pétersbourg de choléra, car il but imprudemment un verre d’eau, qui s’était avérée infectée. Haffkine proposa d’ailleurs au gouvernement russe de venir vacciner les populations exposées à cette maladie, mais il essuya un refus. Est-ce à cause de ses origines ? Par contre le gouvernement britannique lui donna l’autorisation de traiter les populations de l’Inde où les épidémies de choléra emportaient des milliers de victimes chaque année.

Puis l’Inde

À partir de 1893, Waldemar Haffkine s’installa en Inde où il passa vingt-deux ans de sa vie. Dans les premiers temps il devait mettre en route la production du vaccin et ensuite il commença à sillonner le pays pour effectuer des vaccinations. Il prit personnellement en charge des milliers de personnes et au bout de deux ans, le nombre d’infections dans les régions où travaillait son équipe, chuta d’une manière significative.

Trois ans plus tard il dut répondre à un nouveau défi quand à Bombay débuta l’épidémie de la peste bubonique pour laquelle à l’époque il n’y avait pas de vaccin. Les autorités se tournèrent vers lui en demandant de mettre au point le plus rapidement le nouveau traitement.

W Haffkine s’inocule sa préparation contre la peste bubonique (1897)

Dans l’un des halls du Grant Medical College de Bombay Haffkine organisa un laboratoire de fortune et se lança dans la préparation du nouveau vaccin. En trois mois de travail acharné, avec 12, voire 14 heures par jour au milieu de ses éprouvettes, il mit au point des échantillons pour des tests humains et le 10 janvier 1897 il s’inocula en présence de deux témoins, une dose qui fut même supérieure à celle utilisée pour des vaccins. Pendant quelques jours il put observer sur lui-même les symptômes de la peste, sans développer la maladie. Son entourage était loin de supposer qu’il était en train de se soumettre à une expérience qui aurait pu devenir mortelle.

Ordre de l’Empire des Indes

Les plus hautes autorités de l’Empire britanniques reconnurent l’importance de ses travaux et en 1897 la reine Victoria lui remit personnellement l’Ordre de l’Empire des Indes, la plus haute distinction de l’Empire britannique. En son honneur on organisa à Londres une grande réception pendant laquelle le chirurgien Lister prononça un discours pour remercier Khaffkine de tous les bienfaits, accomplis par lui, pour la population de l’Inde. Des années plus tard, Rajendra Prasad, le premier président de l’État, devenu indépendant, exprima aussi sa reconnaissance : « Nous devons beaucoup au Docteur Haffkine. Il aida notre pays à diminuer notablement les ravages de la peste et du choléra. »

Avec le temps le petit laboratoire crée par Waldemar Haffkine à Bombay en 1896 devint un grand Institut de recherche en bactériologie et épidémiologie, et depuis 1925, il porte le nom de son fondateur[6].

Rattrapé par l’antisémitisme

Mais même en Inde, Khaffkine eut des difficultés à cause de ses origines. En 1902, dix-neuf habitants d’un petit village du Pendjab décédèrent du tétanos après avoir été vaccinés à partir de la même éprouvette. Le Docteur fut accusé de propager la mort parmi les Hindous et il devint alors victime d’une campagne de presse aux relents antisémites. On parla même de la « petite affaire de Dreyfus », et il semblait que le savant connaîtrait le même sort que le capitaine de l’armée française. Heureusement, une enquête, menée rapidement et efficacement, prouva son innocence. L’erreur avait été commise par un médecin local qui avait utilisé du matériel médical sans le  stériliser. Mais la carrière de Haffkine allait quand même en pâtir. Bien que blanchi entièrement grâce aux conclusions des juges et soutenu par plusieurs savants éminents, surtout le chirurgien Joseph Lister, il fut remplacé à l’Institut de Bombay par son collaborateur écossais qui, de plus, fut parmi ses détracteurs lors de l’éclatement du scandale. Il séjournera encore quelques années en Inde, mais ses dernières années furent ternies par cette malheureuse affaire.

Waldemar Haffkine prit sa retraite en 1914 et il revint en Europe. Il séjourna quelque temps en France et ensuite s’installa en Suisse, à Lausanne. Comme ces années correspondent à la première guerre mondiale, on peut mentionner son action auprès des services sanitaires britanniques. Grâce à ses conseils, on procéda pour la première fois à des vaccinations massives de soldats contre le typhus qui provoquait à l’époque de très graves épidémies, causant des millions de victimes.

Retour au judaïsme

Pendant les dernières années de sa vie, Waldemar Haffkine qui restait toujours fidèle à ses origines, revint vers le judaïsme orthodoxe. Il écrivit même l’article Un plaidoyer pour l’orthodoxie dans lequel il prônait l’observance des pratiques traditionnelles. D’ailleurs, depuis ses jeunes années dans la Russie tsariste, quand à Odessa il faisant partie d’un groupe juif d’autodéfense jusqu’à son décès à Lausanne, il tenta de réfléchir d’une manière cohérente à son engagement en tant que Juif. Et son destin de grand savant, travaillant pour l’humanité, peut se lire comme celui d’un Juif dans la modernité.

En 1927, dix ans après la révolution d’Octobre, quand l’Union Soviétique n’était pas encore une forteresse entièrement fermée au monde extérieur, il put y venir et pour la dernière fois, séjourna quelques jours à Odessa. Il constata que l’URSS était loin d’aller dans le bon sens et en était très désolé, constatant la désastreuse situation politique dans son pays d’origine où le pouvoir totalitaire se renforçait du jour en jour. Il fut surtout très inquiet quant à l’avenir des Juifs en Europe orientale et centrale.

À la fin de sa vie Waldemar Haffkine, qui menait depuis sa jeunesse une vie ascétique, devint très riche. Depuis des années il touchait des salaires très élevés et il réunit ainsi un capital important ; il utilisa sa fortune pour des projets philanthropiques, destinés aux communautés juives d’Europe Centrale. Peu de temps avant sa mort il créa la Fondation Haffkine pour encourager l’éducation juive en Europe de l’Est. Cette fondation existe toujours, mais par la force des choses, elle intervient surtout en Israël et aux États-Unis.

Waldemar Haffkine meurt le 26 octobre 1930 à Lausanne, et y sera enterré.

Anton Tchékhov, médecin de profession, admirait beaucoup Waldemar Haffkine, mais en parlant de lui, il constatait que malgré sa biographie remarquable et ses découvertes importantes, il restait un grand inconnu pour la plupart des gens.

Malheureusement, on peut penser que Tchékhov avait bien raison !

Ada Shlaen                                                                                                                                             professeur agrégée de russe, et a enseigné aux lycées La Bruyère et Sainte-Geneviève de Versailles.

 

 

                                                                                                                                                                                  Article publié dans les Cahiers Bernard Lazare

[1] Le prénom Waldemar fut utilisé plus tard, lorsque le Docteur Khaffkine quitta la Russie pour l’Europe occidentale et plus tard, l’Empire britannique. Par ailleurs, il existe plusieurs orthographes de son nom, en se basant sur l’écriture cyrillique : Владимир Маркус-Вольф Хавкин ou hébraïque : מרדכי זאב חבקין.
[2] Le heder (hébreu חדר) était l’école traditionnelle juive de l’Europe Centrale et Orientale, fréquentée par des garçons.
[3]Ilya Ilitch Metchnikov, francisé en Élie Metchnikoff, (1845 – 1916) était un zoologiste et un bactériologiste célèbre de la fin du XIXe siècle. On lui doit la découverte des mécanismes de défense immunitaire contre les bactéries par les globules blancs : la phagocytose. Il fut avec Paul Ehrlich colauréat du Prix Nobel de physiologie et médecine en 1908. En 1888 il s’installa à Paris où il travailla à l’Institut Pasteur et en devint, en 1904, son vice-directeur.
[4] Narodnaïa Volia (la Volonté du Peuple) était une organisation terroriste russe du XIXe siècle responsable de plusieurs attentats de hauts fonctionnaires russes. Les terroristes de l’époque organisèrent en outre de l’assassinat d’Alexandre II, celui de son fils, le grand-duc Serge Alexandrovitch en février 1905.
[5] Robert Koch (1843-1910) est un scientifique allemand connu surtout pour sa découverte de la bactérie responsable de la tuberculose qui porte son nom : « le bacille de Koch». Les travaux qu’il mènera lui vaudront le  prix Nobel de physiologie ou médecine de 1905. Il est l’un des fondateurs de la bactériologie.
[6] Sur le site de l’Institut (http://www.haffkineinstitute.org/) on trouve la biographie de W. Haffkine et plusieurs rappels de son activité en Inde.

Source : mabatim.info

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