Jour de deuil : Claude Lanzmann est mort. Tu t’étonnes parfois, Lecteur, que l’annonce d’une mort te mette encore à terre. A ton âge. Il fallait bien s’y attendre. Quoi ? Mais mercredi dernier est sorti sur les écrans son dernier opus. Les quatre sœurs.
Il nous avait fait là un cadeau somptueux. Nous offrant ainsi. A tous. Gratos. A la télé. Puis en DVD. Les Quatre sœurs.
A la projo de presse, cet hiver, je me souviens, lorsque les lumières se rallumèrent, de ces visages dévastés. Ces journalistes. Blasés. Qui en avions vu d’autres hein. Gênés. Les yeux rougis. Pas faim. Pas soif. Pas parler. Les Quatre sœurs.
Aujourd’hui, je ne vais pas, Lecteur, te faire la vie de Claude Lanzmann. Tout le monde va s’y coller. France Culture lui consacre la journée. La France est en deuil.
En signe d’amour, Claude Lanzmann, moi je choisis de m’adresser à Vous.
De Vous dire merci.
De Vous dire ma solitude.
Ma peine immense.
Ma peur aussi. Puisque désormais Vous n’êtes plus à mes côtés.
En signe d’amour et de gratitude, je choisis de rappeler à nos Lecteurs les paroles que vous prononçâtes au Mémorial de la Shoah, où chaque année, depuis sa création, a lieu le jour de la Hazkarah, cérémonie dédiée au souvenir des victimes sans sépulture de la Shoah. Cérémonie qui se déroule depuis 1957 pendant les dix jours redoutables. Liant notre passé à notre avenir. Nous amenant à nous questionner en même temps sur notre souvenir. Notre présent. Notre futur.
Votre allocution du 9 octobre : L’immensité de l’assassinat
Votre allocution me marqua à jamais et je n’eus de cesse de la faire lire. De l’offrir en partage. Elle livrait une pensée, sinon une réponse, au questionnement infini lié à ce passé tragique, à sa transmission et à son devenir.
C’était le 9 octobre 2005[1]. Devant Simone Veil entre autres, proposant de nous expliquer pourquoi la donation du nom était primordiale et après avoir évoqué l’émotion singulière qui vous étreignait, vous vous félicitâtes d’entrée de l’absence d’emphase du lieu d’où vous vous exprimiez, comme si l’évidence écrasante des faits et du tribut payé l’imposait, cette simplicité.
Evoquant les sobres murs des noms des 80 000 déportés de notre pays, vous nous parlâtes de ce qui les constituait : la dure pierre de Jérusalem, et de l’immensité de l’assassinat.
Nous rappelant à tous combien nous devions à Serge Klarsfeld et son Mémorial de la Déportation des Juifs de France, cet épais volume non paginé qui publia les listes ronéotypées des déportés de chaque convoi, vous citâtes L’Affiche rouge d’Aragon, ce poème à la gloire des héros fusillés du groupe Manouchian, dont plus de la moitié étaient Juifs.
Nommer, c’est ressusciter, en donnant la seule sépulture possible, nous avez-vous rappelé, évoquant les pierres tombales de ces carrés juifs qui ne recouvrirent ni cercueil ni ossements : une photographie légendée d’un nom suivi de la mention Mort à Auschwitz et puis d’une date.
La Shoah, une attaque radicale et sans précédent contre le nom juif
Assimilant vous nous redîtes ce jour-là comment Goering, dans un souci de désindividualisation qui devait déboucher sur l’extermination de masse, imposa aux Juifs et Juives d’Allemagne l’adjonction d’un prénom supplémentaire, le même pour tous, Israël pour eux et Sarah pour elles.
L’irrépressible envie d’y poser ses lèvres, en gage de piété et respect infinis
Vous vous attachâtes à nous expliquer encore et encore la diabolique entreprise de dé-nomination, ce meurtre des noms qu’un indélébile numéro tatoué sur l’avant-bras avait remplacé à jamais : Ce numéro qui suscite en moi l’irrépressible envie d’y poser ses lèvres, en gage de piété et respect infinis.
Evoquant le cœur-même de la Shoah, vous rajoutâtes que vous l’assimiliez au funeste projet de l’absence de toute trace, ce non-lieu du crime : le crime parfait a été accompli : il n’a pas eu lieu. S’il n’était que les nazis ne réussirent pas à la détruire, l’alliance obstinée des morts et des vivants, à jamais invincible.
Pour redire l’importance vitale de la nomination, vous évoquâtes ce jour-là votre film Shoah, pour nous confier votre tourment : il n’y avait pas de nom pour ce que Vous, vous nommiez en secret la Chose, et vous nous expliquâtes que Shoah, terme récurrent dans la Bible et signifiant l’anéantissement, fut choisi par des rabbins pour désigner la Chose, Shoah devenant dès lors un nom propre intraduisible , le seul qui évoquât, en les supplantant, holocauste, génocide ou Solution finale.
Evoquant Grabow, une des scènes pour Vous les plus insupportables de Shoah, la perte du nom racontée dans la séquence étant comprise par Vous comme un redoublement du crime, comme une deuxième mort des Juifs de Grabow, Vous nous rappelâtes encore combien l’essentielle fonction du Mémorial était de faire de chacun de nous les gardiens du nom, les vigiles de six millions de noms.
Sans doute est-ce pourquoi Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, se terminait par le lent déroulé des noms de toutes les victimes, dits par votre propre voix, Claude Lanzmann : une façon supplémentaire de faire de chacun de nous les veilleurs et gardiens du nom.
Ce n’est qu’alors que Vous comprîtes combien, déjà en 1973, la question du nom était centrale pour Vous, le film Pourquoi Israël s’ouvrant et se terminant dans la salle des noms de l’ancien Yad Vashem, ces quatre murs de ces archives de la mort occupés, du plancher au plafond, de noirs registres mentionnant les identités de morts avérés ou de disparus recherchés sans espoir par des proches endeuillés.
Ce sont des gens de mon peuple, c’est pareil
Quand il Vous fut demandé, à la lecture du dossier Lanzmann, s’il s’agissait de membres de votre famille, Vous répondîtes : Non, mais ce sont des gens de mon peuple, c’est pareil.
Ce que vous vouliez, mon cher Claude Lanzmann, c’était parler des morts. En décrire tous les moments avec la précision la plus extrême. Les accompagner jusqu’à la fin. Face à l’impossible réparation de la radicale et déchirante solitude de leur mort réelle, au moins dire ce lien de douleur. Transmettre le flambeau, sinon cette connivence qui se passait de paroles : nous sommes juifs, nous avons la même histoire et portons le même nom.
C’est ce que vous fîtes encore avec Les Quatre sœurs, Paula Biren, Ruth Elias, Ada Lichtman, Hanna Marton. Quatre femmes juives. Témoins et survivantes de la plus folle et de la plus impitoyable barbarie. Filmées par Vous pendant la préparation de ce qui devait devenir Shoah. Chacune de ces quatre femmes méritant un film en soi, au vu de leur trempe exceptionnelle, et parce qu’elles révélaient chacune, par leur récit saisissant, quatre chapitres mal connus de l’extermination.
Revenant sur la genèse des Quatre Sœurs, vous en parlâtes à Serge Tubiana comme de trésors enfouis : c’est que entre le moment où vous réalisâtes ces entretiens et la réalisation des Quatre Sœurs, plus de trente-cinq ans s’étaient écoulés : J’ai mis longtemps à réaliser que j’étais tellement fasciné par ce que je découvrais, ce que j’apprenais, et que c’était ce qui comptait : accumuler des témoignages. Ce que je ferais plus tard de ces trésors s’avérait complètement secondaire.
Vous aviez voulu en savoir le plus possible pour être à la hauteur de leur destin, de leur propre savoir, et pour être capable de les interroger, de les amener à parler : Elles m’ont appris énormément. Ruth a répondu aux questions que je ne cessais de me poser sur le sort du deuxième convoi des Juifs du camp des familles tchèques d’Auschwitz. De son côté, Hanna Marton m’a renseigné sur l’histoire du convoi de Juifs de Hongrie épargné en échange d’argent, au terme d’une négociation entre Rudolf Kastner, le président du Comité de sauvetage, et l’Obersturmbannführer Adolf Eichmann.
Je sais que Vous pleuriez chaque fois que vous regardiez ces films. Qu’Hanna vous bouleversait particulièrement : Ces femmes portent en elles leur histoire et celle de l’extermination du peuple Juif. Le cinéma peut tout. Avec peu de choses, il parvient à ressusciter complètement ce qu’il s’est passé. Je suis très fier de cette série, que je considère comme centrale dans tout ce que j’ai réalisé sur la Shoah[2].
Arnaud Desplechin en parla si bien : Nous ? Nous sommes là, cueillis devant des couches de temps, de mémoire. Ruth, Paula, Ada et Hanna furent filmées il y a quelques décennies, dans les années 70. Elles ne sont plus. Claude Lanzmann fait de ce temps, le temps de la prise de vue, un temps qui console. Chaque femme traverse une solitude extrême. Le titre les réunit et nous déchire le cœur[3].
Vivre sans Vous, Claude Lanzmann. Garder en mémoire cette autopsie que vous dressâtes de la stratégie nazie. Nous interroger. Recenser tout un système de points communs avec cette autre idéologie monstrueuse qui avançait. L’islamisme. Ce processus de déshumanisation à l’œuvre. Ce projet apocalyptique. L’antisémitisme comme composante essentielle de l’idéologie de l’islamisme radical. Comme il l’avait été du nazisme. La déshumanisation de l’autre. Nous questionner en même temps sur notre souvenir. Notre présent. Notre futur, disiez-vous...
Sarah Cattan
[1] Hazkarah. Discours prononcés de 2005 à 2015. Paris. Mémorial de la Shoah.
[2] Propos recueillis par Serge Toubiana. A propos de Shoah. Dialogue avec Claude Lanzmann. 5 Décembre 2013
[3] Lettre à Claude Lanzmann. Arnaud Desplechin. Claude Lanzmann : une œuvre de mémoire France Culture Janvier 2018.
LANZMANN est un vrai fils d’Israël et un véritable Juif qui a défendu l’un et l’autre en faisant découvrir l’horreur innommable sans repentir des allemands et leurs complices polonais , Ukrainiens , lithuanien et Francais …..
ON NE PEUT QUE S’INCLINER DEVANT CET HOMME HUMAIN, BRILLANT ,CULTIVÉ qui n’a jamais cessé de dire des vérités sur le comportement des pays collabos des allemands tous nazis : peuple , armée , et la racaille
Monsieur Lanzmann soyez béni et nous ne vous oublierons pas
Vous serez toujours un exemple de ce qu’est un vrai juif