Hey, Sarah! Tu sais les faire, toi, les youyous ? Tu sais ce bruit de sirène affolée que font les Sefs avec leur langue et leur main quand ils sont contents. Ou émus.
Ben oui Jules. Les vrais youyous : ceux des mariages. Des bar mitzvah. La classe quoi. Et vous les Ashkés?
Ben, nous, non… On n’a pas de bruit spécifique, nous… En fait on n’en a pas besoin, vu qu’on n’est jamais contents… Nous, quand on est triste, ben on pleure…
Et si un jour on est content, on n’oublie jamais d’accompagner l’événement d’un froncement de sourcils. Sarah, essaie de comprendre. Nous, en cas de joie qui risquerait de nous tomber dessus, on murmure : Ok. C’est bien. Et on enchaîne : Mais dis donc t’as pensé que…
Ben nous quand on est contents On fait des beignets. Et vous, vous mangez un truc spécial quand vous êtes heureux ?
Sarah ma jolie Sarah, Les Sefs vivent ! Nous, les Ashkénazes, on pense ! On tente continuellement d’anticiper les éventuelles retombées négatives, pour ne pas dire désastreuses, d’une situation qui ne nous paraît jamais simple. Tu savais ça, Sarah?
Ben pas trop !
Approche, que je t’explique. Prenons un exemple. Ta fille se fiance. Le garçon est gentil, travailleur, amoureux. Oy Oy Oy!! Parce que dis-moi : tu y as pensé, Toi, qu’il pourrait …
La tromper
Perdre son job
Ses cheveux
Jouer au poker
Laisser sa mère fourrer son nez… Je me comprends…
En somme, essaie d’imprimer le concept : si t’es ashké, tu peux pas accepter ton bonheur de gaieté de cœur ! T’as déjà rencontré un ashkénaze heureux, Toi ?
Ah mais ça craint, votre truc des éventualités, là. Le Séf, tu vois, il réfléchit pas vraiment pareil. Prenons le cas de la fille. La famille va poser les questions d’usage :
C’est qui son père
C’est qui sa mère
Il fait quoi dans la vie
Il va pas t’emmener trop loin ma fille
Et là, si t’as bon à l’oral, tu présentes le prétendant à ton père, qui le repasse à la question, et conclura toujours par cette phrase-sentence : Ma fille, Tu la mettras sur un plateau d’argent
Autre exemple, ma Sarah. Ton fils a un nouveau boulot. Plus proche, plus prestigieux, mieux payé que le précédent… Oy Oy Oy Non, mais vous ne pensez pas :
Qu’il pourrait se faire virer?
Avoir un boss crétin?
Radin?
Qui fasse faillite?
Qu’il pourrait tomber malade et se faire piquer le job?
Avoir une chef qui le fasse travailler à Kippour?
Michèle ! Nous c’est pas comme ça. T’as un nouveau job ? Tout le quartier le sait. Que tu vas diriger le monde. Quel boss ? Le boss, c’est mon fils l’avocat ! Quelle maladie ? Cinq Cinq Cinq !
Sarah Fais un effort : Vous louez une magnifique maison de vacances. Oy Oy Oy Vous ne pensez pas que:
Elle pourrait être dans une zone d’inondation ?
De Tsunami?
De pluie?
De grêle?
Sans clim?
Pleine de fourmis?
Voilà : L’Ashkénaze se tourmente et se fait des nœuds aux neurones. Le jour où il s’arrête, c’est qu’il est mort.
Ça craint trop tes histoires, Michèle.
Essaie d’imprimer une fois pour toutes : L’ashkénaze Il joue du violon, il peint la misère, chante la souffrance. Pour tout arranger, il mange du cou de poulet farci de farine et de graisse aux oignons qu’il fait cuire dans un bouillon de poule … Mais si ! C’est comestible ! Sauf que ça ne pousse pas aux chants paillards post ripailles qu’on peut rencontrer dans des cultures plus frivoles…
L’Ashkénaze se moque de ses misères. Il survit grâce à la distance qu’il installe entre lui et ses tourments… Il s’écoute souffrir et verbalise son mal de vivre dans des blagues désopilantes qui ne font rire que celui qui est né dans ces steppes glacées de Pologne ou d’Ukraine.
Ou à Neuilly, mais c’est pareil…
Il parle français maintenant, sans accent, mais vu qu’il est né dans l’Hexagone, son mérite a moins d’éclat que lorsqu’il arrivait de Lodz ou d’Odessa…
Putain ça craint Michèle ! Dis-moi Michèle, on va s’entendre, tous, à Feuj City ? Parce que nous, les Séfarades, on vous ressemble pas trop. J’suis pas sûre qu’on soit mieux hein. C’est juste qu’on n’est pas vraiment pareils
Chez Nous, d’abord, t’as toujours du bruit. On ne discute pas : on crie. Ah Non Non On n’est pas fâchés : c’est juste qu’on parle fort. Qu’on se coupe tous la parole.
Dans la vie de tous les jours, y a du bruit, Michèle. Y a même Le Bruit des Bijoux : T’en as, Toi, Michèle, une Semaine de bracelets en or dis-moi ?
Et L’accent ! L’accent, Michèle !
Tu les connais, Toi, Ces mariages qui sept jours durent, chargés d’opulentes corbeilles tintinnabulantes.
La darbouka La mandoline L’harmonica : Ah nous, on nous a pas élevés aux concertos et autres symphonies Michèle
Et puis Cette obsession de la nourriture : mange mon fils. Les œufs battus. Battus. Battus. Pleins de sucre. Tu connais pas non plus ?
Oy Oy Oy Toute cette bouffe ! Alors toi aussi La station préférée de ta mère c’est Monge ? Monge mon fils !
Hey Michèle chez les Séfs y a des tribus: des tata pigeon et autres tata Bahla tata Kouka On leur rend visite le samedi.
Ben nous aussi on avait Tata Rivka et Tata Ruth !
Michèle Ma belle, Et les mecs chez Toi, ils sont comme chez nous ? Ces baratineurs impérissables tchatcheurs. Peureux. Courageux. Fieffés menteurs ?
Tu parles de quoi, là, Sarah ? Chez nous c’est les femmes qui l’occupent, le devant de la scène. Les mecs, ils sont les grands muets du couple : le matriarcat règne en maître dans la mythologie ashkénaze.
Chez nous, si t’es une femme, t’es d’abord une mère ! Tu sais, celles qui t’aiment Qui t’étouffent
Chez nous, les mères juives, bourrées d’ambition pour leurs enfants, sont Prêtes à tout pour les propulser en haut du firmament, les mains pleines de strudel et de pastrami.
Et Vous, vous l’avez, les Ashké, la peur de la maladie ? Tiens, même la grippe ! La maison est à l’arrêt. La Tunisie devrais-je dire. L’Univers. Visages figés. Ce silence lourd. La vie s’est arrêtée. Hey ! Personne n’est mort encore ! Mais les peurs séfarades, elles dépassent les autres. Certains mots sont tabous. Chez nous, les gens sont pas malades, ils sont fatigués.
Et contre ça, vous l’avez pas, le fil rouge ? Et le Pou Pou Pou ?
On n’a pas ! On a juste la Main de Fatma. Celle qui écarte le mauvais œil. Si le voisin te dit combien il est beau ton enfant, Toi tu dis en pensée Poisson Poisson Poisson ou mieux encore Ni vu Ni connu, tu fais le Cinq Cinq Cinq.
S I L E N C E
Est-ce qu’on est pareilles, Toi et Moi ? Regarde Amir et puis Elie ?
Eh Attends, Sarah. Les Ashkés c’est pas que Des tourmentés Des blessés Des balafrés Des déglingués de la tête C’est aussi des vraies personnes qui comptent leurs neurones tous les matins et remercient Dieu Et sa femme de les avoir si largement pourvus.
Les Neu Quoi ?
Les Neu-ro-nes Sarah ! Ceux qui permettent d’assurer la Parnassa. Le 4 / 4 Et les vacances à Deauville !
Ah ? L’oseille ? Ben tu vois bien qu’on est pareilles ! On passera tous nos vacances ensemble. A FeujCity of course.
Michèle Chabelski et Sarah Cattan
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