L’incubateur Bizmax situé au nord-ouest de la vieille ville de Jérusalem et, au même étage, le centre Kivun qui forme à l’informatique, attirent les ultra-orthodoxes prêts à se lancer dans la tech ou le business.
Pour Ephraim, Yitzik, Jonathan, Moshe, la journée commence toujours de la même manière : par la prière du matin. Certes, depuis qu’ils ont fait le choix de devenir entrepreneurs, ils n’ont plus le temps d’étudier autant la Torah, comme dans leur jeunesse. Mais chaque matin, vêtus de leur long manteau, kippa, chapeau rond noirs, et “tsitsit” à la taille, ils se mettent en route pour rejoindre leur espace de coworking, à l’incubateur Bizmax, situé au nord-ouest de la vieille ville, dans le quartier de Romema. Après avoir passé les portiques de sécurité et le contrôle des soldats qui surveillent l’immeuble, vous ne verrez donc aucun t-shirt fluo estampillé du dernier logo “hype” des startups. Ne cherchez pas non plus les femmes. La religion juive séparant traditionnellement les deux sexes, les haredim (de l’hébreu “craignant Dieu”) appliquent la loi sur le lieu de travail.
En dépit de cette apparente sobriété, ces CEO ultra-orthodoxes sont de vrais rebelles. Car en Israël, les hommes haredi ont normalement l’interdiction de travailler afin de se consacrer aux saintes écritures et à la vie de la communauté. En un sens, ces entrepreneurs sont prêts à renverser la table de la Loi… pour viser l’autre table, celle des tours en série A, B ou C [étapes des levées de fonds, ndlr].
Plus surprenant, alors que les haredim évitent de se mélanger à d’autres communautés, ces entrepreneurs-là sont prêts à embrasser la mondialisation et les échanges cross-border. « Nous voulons qu’une jeune fille gagne des tokens [cryptomonnaie] grâce à de l’engagement lui permettant d’acheter des produits auprès de nos partenaires », annonce, ultra-confiant, Jonathan, de la startup Screenshop, une application de « visual shopping » – pour la mode profane – qui a même séduit la – encore plus laïque – Kim Kardashian lors d’une visite en Israël. Quant au paradoxe consistant à viser le marché mondial tout en appartenant à une communauté fermée, il répond : « Il y a une différence entre ce que l’on fait au travail et la vie privée. » Et de préciser : « J’ai eu l’accord du rabbin de ma communauté. »
Web “casher”
Au quotidien, ces entrepreneurs vivent comme tout entrepreneur, allant de la paillasse des ordinateurs aux salles de réunion, en passant par l’espace cuisine… la table de ping-pong et la salle de sieste – yoga en moins. « Je me suis formé avec la méthode Lean StartUp », raconte, enthousiaste, Jonathan, après avoir étudié plus jeune le Talmud « pendant des années à Chicago ».
À 30 ans, Moshe Levinson, lui, « n’était pas intéressé par un poste dans un grand groupe ». D’ailleurs, dans leurs motivations à travailler, les ultra-orthodoxes cherchent d’abord à améliorer leur niveau de vie avant de « faire carrière », d’après l’étude menée en 2016 par The Israel Democracy Institute. À l’inverse, certains, comme Jonathan, de Screenshop, ne s’en cachent pas : « Nous voulons devenir une licorne », visant même « une prochaine ICO » [introduction en Bourse].
En tant que salariés haredim, ils ne surferont que très occasionnellement sur les réseaux sociaux – les employeurs seront contents. Seuls 38% des employés vont de manière fréquente ou “tout le temps” sur Facebook et autres, contre 63% dans le reste de la population israélienne, selon le rapport IDI. D’ailleurs, certains ne naviguent que sur un Web « casher », fait de filtres pour bloquer les contenus qui ne respecteraient pas les 613 commandements de la Torah… ou une partie d’entre eux.
Grâce à ces outils adaptés, beaucoup se sentent à l’aise dans leur travail ; ils se sentent « comme à la maison », note l’étude. Pour tout de même les encourager dans leur labeur, Bizmax leur propose une fois par semaine un « happy hour », sans alcool, précise-t-on.
Mais avant et après le travail, le temps libre est sacré. 43% des ultra-orthodoxes affirment ne jamais travailler en dehors du bureau (contre 34% de la population). Le vendredi, à la tombée de la nuit, les bureaux sont désertés déjà depuis plusieurs heures pour le shabbat. « Travailler à nos époques actuelles, tout en ayant l’opportunité de se déconnecter de la routine régulière, sans téléphone, sans Internet, avec une journée de repos, de la paix et un peu de spiritualité… C’est un cadeau immense », confie Ephraim Allouche, CEO d’Amalyzer, qui a quitté la France à l’âge de 6 ans pour une nouvelle vie d’haredi.
“J’accepterai un investisseur musulman s’il partage les mêmes valeurs que moi”
À Bizmax, les pitchs des startuppeurs sont délivrés dans un anglais presque parfait, mais avec une humilité et une retenue manifestes. « Oui, j’aurais bien voulu apprendre le code à l’école. Cela m’aurait évité des emplois fatigants pour des salaires de misère. J’aurais commencé ma carrière plus jeune, avec une profession respectable », confie Moshe, le fondateur et CEO d’Autonomeye qui développe une solution connectée pour les aveugles.
Pour lui, l’enrichissement grâce à une sortie réussie ou un business florissant ne pose aucun problème. « Il y a une parole dans la Torah qui dit : “S’il n’y a pas de farine, il n’y a pas de Torah”, donc si quelqu’un n’a pas d’argent pour acheter de la farine et faire du pain, il n’y aura pas de Torah non plus. Du point de vue de la Torah, c’est donc excellent. »
Quitte à accepter les financements de tous types de fonds ? En provenance de n’importe quel pays ? « J’accepterai un investisseur musulman s’il partage les mêmes valeurs que moi. Évidemment, s’il est de Gaza, je ne le pourrai pas à cause des obstacles juridiques entre les deux pays », répond Moshe Levinson.
Au final, les créateurs haredi de la nouvelle génération n’ont pas l’impression de vivre différemment des autres entrepreneurs de la Silicon Valley ou de la Station F. « Il n’y a aucune différence entre un entrepreneur religieux et un entrepreneur laïc. C’est la courbe d’apprentissage qui est plus difficile peut-être, mais, à la fin, vous faites le même job », conclut Moshe Levinson.
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