Tribune Juive

Les années noires des juifs roumains, par Joseph Kain

Voici mon témoignage ce dimanche 29 avril à Versailles lors de la célébration de la Journée Nationale du Souvenir des Victimes et des Héros de la Déportation.


Vingt-deux noms de lieux qui glacent le sang sont gravés à Jérusalem sur la dalle de la crypte de Yad Vashem où brûle la flamme du souvenir, Auschwitz, Birkenau, Treblinka, Majdanek, Drancy… Transnistria, moins connu en Occident, y est.

C’est une région aux confins de l’Ukraine occupée par la Roumanie au début de la guerre, à l’est du fleuve Dniestr. C’est là, dès l’automne 1941, avant même la conférence de Wansee de 1942 sur la solution finale, qu’ont été déportés les Juifs du nord-est de la Roumanie en vue de leur extermination.

Pendant ces terribles années, seul le peuple bulgare a réussi à sauver ses Juifs. Le roi Boris les a protégés malgré les ordres de Hitler qui l’a convoqué à Berlin. L’Église orthodoxe s’est fermement opposée à leur déportation, le Parlement aussi. La population a réagi de son côté par des manifestations de rue massives.

Les Juifs de Macédoine et de Grèce n’ont pas eu cette chance : 62.000 ont été déportés et exterminés, dont 56.000 de Salonique.

Quant à la Roumanie, sur ses 960 000 Juifs en 1939, 380.000 ont péri victimes de la Shoah, dont 290.000 déportés et exterminés. Les 90.000 autres sont morts dans les camps, les villes et villages dont nombreux tués avec une férocité inouïe.

Ainsi, à Bucarest, lors du pogrom de janvier 1941, des Juifs ont été raflés sans distinction et emmenés dans une forêt proche pour être tués par balles : leurs corps ont été ensuite exposés accrochés dans un abattoir. Ces mêmes jours, la synagogue séfarade de Bucarest, une des plus belles d’Europe a été dévastée et réduite en cendres, alors que d’autres lieux de culte étaient saccagés et des habitations des Juifs pillées.


Peu après, le terrible pogrom de Iassy, au nord-est de la Roumanie, avec « le train de la mort » sera le premier massacre de masse : il fera plus de treize mille victimes.

La situation des Juifs est extrêmement critique depuis que de nombreux légionnaires de la phalange fasciste des « Gardes de Fer », antisémites virulents, font partie du gouvernement. S’en prendre aux Juifs est dorénavant légal, ils n’ont aucun recours possible. Terrorisés, ils ne pensent plus qu’à sauver leur vie.

La haine antisémite restée enfouie chez certaines, auparavant neutres, refait surface : devenus hostiles, ils grossissent les rangs de la Garde de Fer. On les découvre défilant dans l’uniforme à chemise verte, le bras droit levé, le même salut que celui des nazis.

Les exactions contre les Juifs sont quotidiennes : les légionnaires les molestent, des pavés sont jetés contre leurs fenêtres, une brique atterrit une nuit sur mon lit. Je me rends à l’école la peur au ventre, certains de mes camarades, auparavant amis, maintenant fils de légionnaires me terrorisent.

D’autres agressions quotidiennes rendent la vie angoissante, comme les perquisitions à répétition par des légionnaires menaçants et brutaux, à la recherche d’armes, de documents subversifs, de livres interdits…

C’est dans ce contexte que ma famille qui vit dans les Carpates doit faire des choix difficiles alors que les lois anti-juives interdisent dorénavant l’occupation par des Juifs des postes de responsabilité : mon père doit démissionner.

Mes parents n’hésitent pas, nous devons partir, déménager dans une grande ville, ce sera Bucarest, la capitale : la voiture de l’entreprise doit nous y conduire le 1er juin 1941.

La veille, peu avant minuit, un employé que mon père avait promu, mais qui est devenu un légionnaire actif des Gardes de Fer, a des remords et vient en cachette frapper à la porte.

– Monsieur, il faut partir cette nuit !

Mon père a compris : il se rend aussitôt chercher le chauffeur. Nous sommes partis en pleine nuit.

Le lendemain au petit jour notre maison a été mise à sac, mais nous étions déjà loin…

Peu après, la Roumanie allait envahir la Russie aux côtés de l’Allemagne nazie et reprendra la Bessarabie perdue l’année précédente.

Alors que mon père est dorénavant astreint au travail forcé, je subis à dix ans les lois anti-juives nous interdisant d’école publique. La communauté israélite crée dans l’urgence des écoles dans des maisons privées : ma classe de 60 élèves est entassée dans une pièce.

Les frais de fonctionnement de l’école et les salaires des enseignants sont entièrement à la charge des familles dont certaines sont dans le dénuement. En revanche, nos enseignants sont d’un niveau qu’aucun collège et lycée public n’égale, parmi eux des professeurs expulsés des universités par les lois anti-juives.

À Bucarest, après le pogrom de janvier 1941 qui a fait tant de victimes massacrées sauvagement, il règne un semblant de calme : la population juive, toujours sur le qui-vive, se nourrit d’espoirs, se sachant défendue par la Reine mère Élena, le Nonce apostolique, des diplomates suédois et suisses.

À la fin décembre 1941, le général Antonescu qui dirige le pays, il est le Conducator, Führer en allemand, ordonne à l’armée et la gendarmerie de  » Nettoyer le terrain « , c’est le nom de code pour l’extermination des Juifs. Pour commencer, 48.000 Juifs sur les 150.000 déportés en Transnistrie sont menés dans un champ au bord du fleuve Boug : 43.000 sont exécutés par balles explosives, les 5.000 vieux et infirmes restants sont brûlés vifs. Des cadavres dépouillés de tout, dont des dents en or, pourrissent dans cet immense cimetière à l’air libre ou flottent sur le Boug.

La liste des meurtres, horreurs et souffrances est interminable, j’arrêterai là…

À Bucarest, notre préoccupation majeure est le sort de mes deux frères, bien plus âgés que moi, issus du premier mariage de mon père : l’aîné, avocat, déporté politique en Ukraine occupée, l’autre, étudiant en médecine, qui se trouvait en Bucovine auprès de sa fiancée, déporté avec elle en Transnistrie. Ils survivront, alors que d’innombrables déportés périront de faim, de froid, de fièvre typhoïde, mais aussi sauvagement exécutés par des gendarmes. Leur barbarie a même fait réagir Berlin qui, tout en félicitant le gouvernement roumain pour sa politique d’extermination, souhaitait qu’elle soit appliquée de manière plus propre…

Et pendant ce temps, toute la famille de mon père (deux frères, trois sœurs avec leurs conjoints et enfants) vit en Transylvanie, province auparavant roumaine, rattachée à la Hongrie par le diktat de Vienne de 1940.

Sur une photographie que nous avons reçue à Bucarest en mars 1944, toute cette famille y figure. Ce sera le dernier signe de vie : nous n’apprendrons que longtemps après la fin de la guerre qu’ils ont été déportés aux camps d’extermination avec les 150.000 Juifs de Transylvanie où ils ont péri.

* Un bref retour en arrière : en 1937, quatre ans avant la guerre, mon père a appris la misère extrême des Juifs de la région Maramures au nord de la Transylvanie, alors roumaine. Il s’y est rendu et a persuadé deux chefs de famille de revenir avec lui pour les faire embaucher comme ouvriers aux côtés des centaines autres ouvriers. Peu après, leurs familles les ont rejoints et se sont intégrées, les enfants ont été scolarisés, une vie digne, inespérée .

Trois ans plus tard, en 1940, la région Maramures est rattachée à la Hongrie et, en 1944, l’ensemble des Juifs qui s’y trouvaient sont déportés et exterminés. Mais ces deux familles étaient alors en sécurité dans les Carpates roumaines et auront la vie sauve.

* Avant la guerre, la population juive de la Roumanie de presque un million d’âmes était la troisième d’Europe après celles de la Pologne et de l’Union soviétique.

Monument de la Shoah à Iași. Wikipédia

À la fin de la guerre et après la prise de pouvoir communiste en 1946-1947, un grand nombre de Juifs survivants a émigré en Palestine sous mandat britannique ensuite en Israël, certains en Occident. Les émigrations se sont poursuivies jusqu’à la chute du régime communiste en 1989 et au-delà.

La Roumanie ne compte plus aujourd’hui qu’entre six et huit mille Juifs…

En concluant, il faut rappeler que bien avant la création de l’État d’Israël, des Juifs roumains ont œuvré avec passion à son édification : au tournant du dix-neuvième siècle, nombreux sont montés en Palestine, alors ottomane, dans la foulée des Juifs russes qui fuyaient les pogroms. Ensemble, ils ont défriché et assaini des terres pour les cultiver, créé de kibboutzim, des villages et villes. Eux n’ont heureusement pas connu la Shoah, mais en ont accueilli les survivants à bras ouverts.

Joseph Kain

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