Après la Seconde Guerre, ils étaient des milliers à Cochin, dans le sud du pays, et ne sont plus qu’une poignée aujourd’hui. Quelques initiatives touristiques tentent de valoriser le patrimoine d’une communauté sur le point de disparaître.
Comme un murmure, presque une légende urbaine susurrée à l’oreille du voyageur attentif. Au Kerala, dont les guides retiennent généralement les plages, les plantations d’épices et les lagunes parcourues de canaux qui lui ont valu le surnom de «Petite Venise asiatique», la communauté juive disparaît. Ils étaient des milliers vivant aux alentours de Cochin après la Seconde Guerre mondiale. Ils ne sont plus qu’une poignée : presque tous ont pris la route d’Israël. Restent les vestiges de leur présence, témoignage d’un millénaire d’histoire égrainé à travers le territoire. Lieux incontournables ou initiatives plus intimistes, voyage sur les traces des derniers juifs de Cochin.
North Paravur, un morceau d’histoire
Le bus cale, s’ébranle et reprend sa course, valdinguant entre voitures et mobylettes dans une chorégraphie chaotique typiquement indienne. Les passagers suent et oscillent à chaque virage. Miracle de la circulation: chaque lacet laisse présager un accident mais toujours le véhicule esquive. Bienvenue à North Paravur, ville-village qui s’étire en bord de route, à une trentaine de kilomètres du centre de Cochin. Certains préféreront s’y rendre en bateau mais l’Inde ne se goûte qu’au contact de ses foules.
L’ancienne synagogue Paravur se dresse dans un quartier périphérique. C’est aujourd’hui un musée. Des travaux de restauration ont redonné au lieu de culte sa gloire d’antan. Murs de chaux et charpentes de bois s’y répondent. «Un vaste programme archéologique a été lancé par l’Etat du Kerala au début des années 2000 pour étudier l’histoire des juifs ayant vécu dans l’Etat», indique Vysack, l’un des guides. Installés plus au nord dès le Xe siècle, ils vécurent longtemps dans une relative quiétude avant d’être poussé vers le sud du continent au milieu du XIVe siècle. Des colonnes blanches nous orientent jusqu’au cœur du lieu de culte. A gauche, des écrans racontent l’exil de tout un peuple. La Bimah -l’espace réservé à la lecture de la Torah- est en bois sombre. Une seconde trône à l’étage réservé aux femmes. Nous ne croiserons qu’un seul touriste. «Si vous voulez voir des gens prier, il faut visiter la Paradesi synagogue», lance Vysack.
C’est promis, mais d’abord une halte pour déjeuner.
Koder House, mémoire culinaire
Du perron, on aperçoit les vagues monter à l’assaut des plages de Fort Cochin. Nous voilà à Khoder House, îlot de calme en bordure de d’océan. L’hôtel de luxe de pierres rouges à l’architecture d’inspiration coloniale fut longtemps la résidence de la famille Koder, des notables juifs de la ville. Il abrite aussi l’une des meilleures tables de Cochin. «Nous cuisinons encore des plats juifs typiques du Kerala»,s’enorgueillit Rajesh, gérant du lieu. La tradition est à l’oralité et les recettes se transmettent de cuisiniers en cuisiniers depuis des générations. Des cinq plats qui composent le menu typique d’un repas juif local, Shine Lad, le chef, choisit le plus emblématique : une variante d’un curry de poisson. Dans la nuit fraîche, en bordure de piscine, l’ocre du plat s’illumine comme un trésor. Oignons, coriandre, cardamome, poivre… Difficile de décrire l’harmonie épicée de la grande cuisine kéralite.
Synagogue Paradesi, ultime lieu de culte
Une nuée de lustres cristallins pendent du plafond. Des centaines de carreaux de porcelaine au sol. A l’étage, jadis réservé aux femmes, quelques chaises permettent d’assister à l’office. Pour entrer, il aura fallu payer quelques roupies et se déchausser, comme dans un temple hindouiste. Construite en 1567, la synagogue de Cochin tient son nom d’une caste de juifs locaux, les «Paradesi». Traduction littérale : «les étrangers»… L’arrivée de réfugiés séfarades d’Espagne et du Portugal, à partir du XVe siècle a profondément bouleversé l’équilibre de la communauté locale divisée entre la caste dominante des juifs du Malabar et les Meshuchrarim, des descendants d’esclaves. Proche des colons, les Paradesi formèrent rapidement une élite économique et politique et prirent l’ascendant sur la communauté juive historique.
La voix d’un guide résonne entre les colonnes. Quelques mots anglais se mêlent à son français académique. «C’est la plus vieille synagogue du Commonwealth encore en activité mais elle ne vit qu’à moitié»,explique-t-il. Depuis 1989, la communauté ne réussit plus à réunir le minian, le quorum de dix hommes adultes nécessaire à la plupart des rites religieux. La synagogue ne s’illumine que quand le rabbin de Bangalore (à 500 kilomètres au nord) et quelques fidèles s’y rendent pour Yom Kippour ou Roch Hachana.
Jew Town, le grand bazar
Le silence disparaît au sortir de la synagogue, remplacé par les harangues des vendeurs et les piaillements des touristes. On plonge dans les ruelles de Jew Town, l’ancien quartier juif de Cochin, condensé d’une Inde plus touristique, calibrée pour les voyageurs de passage.
Rouge, vert, pourpre se côtoient dans les échoppes d’épices. Les magasins d’antiquités proposent des pièces pas toujours authentiques, des kippas à paillettes ou des chandeliers à neuf branches. Des touristes argentés débarquent en bus. «Tous les commerçants ici sont juifs», nous lance avec aplomb le serveur du Classic Art Café. Mensonge, nous assurera plus tard Nathan Katz, directeur du département d’étude juive de l’université de Californie et auteur d’ouvrages de références sur les juifs d’Inde. Le commerce a été repris par les locaux après avoir flairé le bon filon.
Une seule boutique semble encore tenue par une Paradesi : Sarah’s Embroidery Shop. Plusieurs étoiles de David décorent les barreaux aux fenêtres, peints en bleu en l’honneur d’Israël. A l’intérieur, des photos de Sarah, la propriétaire, et de son travail de couture. Assise dans une arrière-salle, la vieille femme attend. Son visage se creuse d’un sourire quand elle entend quelques mots en hébreu. Samuel, un touriste venu d’Israël, tenait à la saluer. Ils se comprennent à peine, échangent un peu en anglais. Il se penche, froisse les pages de la vieille Torah que la femme tient contre ses genoux. Alors qu’il part, Sarah entonne un chant religieux. Quelques notes qui résonnent en écho dans la salle obscure. Dernier vestige d’une tradition presque disparue.
Poster un Commentaire