Professeur émérite de sciences sociales, Freddy Raphaël, outre sa spécialisation dans « la sociologie du politique, la mise en scène du politique et la manipulation idéologique », s’est investi depuis des décennies dans l’étude de l’histoire alsacienne et mosellane du judaïsme, pour lequel il ne souhaite « ni ghettoïsation, ni assimilation ».
« Je reste profondément marqué par mon départ de Phalsbourg, à l’âge de 3 ans et demi, dans l’indifférence générale de ceux qui étaient pourtant des voisins proches… Des amitiés, qui s’étaient construites avec ces familles sur plusieurs générations, se sont écroulées : en un instant, tout a basculé. Mon départ avait été précédé d’une stigmatisation lâche qui avait interdit à mes petits voisins de jouer avec moi, par prudence », raconte Freddy Raphaël.
Son père était détenu comme prisonnier de guerre en Haute Silésie dans un camp pour soldats juifs, soumis à un travail très dur, dans des conditions difficiles. C’est donc avec sa mère qu’il quitte l’Alsace pour une erran-ce qui le mènera à Clermont-Ferrand puis à La Voulte-sur-Rhône et, à partir de 1943, à Lentilly, à une trentaine de kilomètres de Lyon, un hameau où il se cache jusqu’à la fin de la guerre grâce à l’aide de religieux.
Menacé par d’anciens de la Hitlerjugend
Il fréquente l’école qui était constituée d’une classe unique avec des enfants âgés depuis 9 ans, comme lui, jusqu’à 17 ans. Ces derniers avaient été formés dans la jeunesse hitlérienne : « Ils menaçaient le singe savant que l’instituteur avait fait de moi de leur poignard qu’ils avaient gardé de la Hitlerjugend… », se souvient-il. Débute ensuite une nouvelle période de sa vie amorcée à Phalsbourg, au collège Erckmann-Chatrian, et poursuivie à Strasbourg où il va entreprendre des études de lettres supérieures en hypokhâgne et en khâgne, au lycée Fustel-de-Coulanges, puis à la faculté des lettres de Strasbourg.
Après un Capes d’anglais et ayant échoué à l’agrégation, la remarque infamante de « philosophoïde » qui lui est opposée le pousse à entreprendre des études… de philosophie, complétées par des études de psychologie et de sociologie. Il soutient une thèse de doctorat de 3e cycle de sociologie grâce à une traduction et une édition critique du Judaïsme antique de Max Weber. Il commence alors à enseigner, comme assistant de Julien Freund, à la faculté de sociologie, en 1966, tout en préparant une thèse d’État de sociologie qu’il soutiendra sur L e judaïsme et le capitalisme chez Max Weber et Werner Sombart.
À l’époque, Strasbourg était l’un des foyers des agitations – notamment situationnistes – qui mèneront à Mai 1968, une époque qu’il avoue « avoir mal vécue. J’étais persuadé que le travail sérieux et l’investissement de la personne dans les études menaient quelque part, professionnellement et humainement. J’étais violemment opposé aux désirs de certains de s’en prendre au “savoir capitaliste” et notamment à ses bibliothè-ques, alors que j’estime que le savoir est libérateur. » « Ma personnalité juive ne pouvait que s’insurger contre ces menaces d’autodafé qui m’ont montré qu’il pouvait y avoir un fascisme de gauche comme existait un fascisme de droite. J’ai donc dormi plu-sieurs nuits de suite à la bibliothè-que », glisse-t-il en souriant.
« Les rapports entre la société et la religion »
S’il regrette « la lâcheté de certains enseignements de l’époque », il se souvient aussi de l’implication d’Henri Lefebvre, célèbre philosophe et sociologue qui enseignait alors à Stras-bourg et qu’il qualifie de « boute-feu ». Il soutient à titre posthume le professeur Abraham Moles, « injustement attaqué et physiquement pris à partie par des jets de tomates et de boulons ».
Outre ses enseignements en sociologie, il assurait aussi des cours en psychologie et en histoire où la sociologie était au programme. Cinq occasions se sont présentées à lui de quitter Strasbourg, mais il les a toutes déclinées, que ce soit pour aller enseigner à Zurich, à Tübingen ou à Paris, à la direction des sciences sociales du CNRS. Il a préféré rester en Alsace en acceptant néanmoins d’enseigner l’histoire des religions à la Sorbonne ou d’animer des séminaires au Collège de France en anthropologie structurale, avec Claude Lévi-Strauss.
À Strasbourg, il s’était « spécialisé dans la sociologie du politique, la mise en scène du politique et la manipulation idéologique ». Parallèlement, il s’intéresse « à la sociologie des religions, et plus particulièrement aux rapports entre la société et la religion dans la dimension qu’exerce le religieux sur l’encadrement idéologique et sur l’organisation sociale ». Parmi les étudiants qu’il a formés, il se réjouit de constater que certains sont devenus professeurs à la faculté de Strasbourg, où ses « disciples » enseignent toujours. Il s’est rapidement investi dans l’histoire et la culture des juifs d’Alsace et de Lorraine grâce à son professeur « André Neher, qui a été l’un des trois bâtisseurs de la communauté juive de France ».
Une centaine d’articles, une vingtaine de livres
Il est l’auteur de centaines d’articles mais également d’une vingtaine d’ouvrages qu’il a écrits seul ou qu’il a dirigés. Son dernier opus, Le judaïsme d’Alsace face à la modernité, est paru, il y a trois ans, aux éditions de la Nuée Bleue. Il souligne son sous-titre, « Ni ghettoïsation, ni assimilation », une voie qu’il souhaite pour le judaïsme alsacien. En préparation, un ouvrage chez Albin Michel sur L’évolution du judaïsme d’Alsace-Moselle dans l’entre-deux-guerres, pendant la guerre et au retour. Des articles sont en cours d’achèvement pour des livres collectifs sur Charles Péguy et son ami d’origine alsacienne Edmond Fleg.
Commandeur de l’ordre national du Mérite, il a obtenu le grand prix de la fondation du Judaïsme français dans la section sciences humaines et le 15 octobre dernier, il s’est vu remettre un Bretzel d’or, à Haguenau, pour l’ensemble de son travail sur la culture juive et sur la présence des juifs en Alsace. S’il rappelle « les périodes de tension entre les juifs et l’Alsace, jusqu’à la tentative de négation et de destruction », il souligne néanmoins « les relations apaisées, d’interpénétration des cultures, d’échange ». Il note « un intérêt fort pour le judaïsme, son enseignement, son histoire, ses créations, ses littératures… Mais parallèlement, il y a une résurgence, en Alsace, d’un antisémitisme haineux attisé par la situation politique. »
« Accepter l’autre jusque dans sa différence »
S’il se félicite « des relations de respect et de découvertes réciproques, beaucoup plus fortes ici que dans le reste de la France, entre autorités et associations religieuses chrétiennes, musulmanes et juives », il se dit « préoccupé par les réactions d’un islam perverti qui affiche une attitude de haine et de stigmatisation qui s’exprime jusque dans la rue par des invectives ». Il fustige également « l’extré-misme politique, qu’il soit de droite ou de gauche, qui sous couvert de dénonciation – ce qui est un droit – de la politique d’Israël dans les territoires occupés, réduit le judaïsme à quelque chose de méprisable ». Il est tout aussi critique à l’égard de « certains membres de la communauté juive qui affichent une tendance à un repli et à une fermeture, à une ghettoïsation de la communauté », lui qui a été durant treize ans le vice-président de la communauté israélite de Strasbourg. Il appelle, « pour donner un sens à cette histoire douloureuse, à lutter de toute son énergie pour un monde plus fraternel, de paix, de justice… Pour ne pas sombrer dans l’absurde, en acceptant l’autre jusque dans sa différence. »
Discret sur sa famille, Freddy Raphaël évoque avec pudeur la perte de ses deux épouses victimes d’un cancer, mentionnant brièvement ses deux enfants, Anne et Élie, et ses deux petits-enfants que ce dernier lui a donnés. S’il n’enseigne plus depuis une quinzaine d’années, il demeure l’un des plus anciens professeurs émérites, suivant encore quelques doctorants en se rendant à son bureau de la faculté des sciences sociales de Strasbourg au moins deux fois par semaine. Il consacre le reste de son temps à sa passion pour « la création artistique : la peinture, la sculpture, la littérature, le cinéma, la musique, le théâtre… tous ces éléments constitutifs de ce qui fait sens dans la vie ».
Il conclut sur « deux dettes énormes » qu’il a contractées à l’égard de ses parents « qui se sont échinés, petits marchands de bestiaux parcourant à pied le massif vosgien, pour que je fasse des études », et également « à l’égard de l’école de la République envers laquelle [il a] une dette tant matérielle que morale ».
Alvezio Buonasorte
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