Le président Macron entame ce mercredi une visite d’État en Tunisie. Sept ans après, que reste-t-il vraiment d’un changement de régime survenu à la faveur de nombreux mouvements sociaux ? Tout aurait-il changé pour que rien ne change ?
Omniprésence des débats identitaires et discussions sur la place de la religion dans la vie politique ont caractérisé les premiers moments révolutionnaires. Aussi étonnant et dommageable que cela ait pu être au regard des mots d’ordre de la révolution, cet « oubli » de la question sociale s’explique aisément : c’est autour des questions identitaires et religieuses que se sont joués les rapports de force et qu’ont pris forme les recompositions politiques. Les gouvernements qui se sont succédés entre 2011 et 2014 ont été incapables de prendre à bras le corps les délicates questions d’égalité, de citoyenneté et de redistribution des richesses, absorbés qu’ils étaient par les débats autour de la future Constitution et par la peur de s’aliéner trois forces essentielles du pays : l’UGTT, le syndicat unique, qui historiquement avait davantage assumé un rôle politique qu’une fonction d’aiguillon socio-économique ; l’administration, perçue par les « nouveaux » dirigeants comme acquise à l’« ancien régime », qui a effectivement montré une grande capacité de blocage et de résistance ; les hommes d’affaires et l’élite économique, qui formaient déjà un groupe d’intérêts, certes hétérogène mais puissant, qui a activement œuvré à la protection de ses rentes dans un contexte incertain.
On aurait pu croire que la promulgation de la nouvelle constitution en janvier 2014 et l’organisation des élections législatives et présidentielles en décembre de la même année permettent à la « question sociale » de revenir sur le devant de la scène politique. De fait, le contexte semblait plus apaisé après la fragmentation définitive du RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique, ancien parti unique) et l’éclatement du bloc au pouvoir, après les luttes acharnées autour de conflits ouverts (Kasbah I et II) et des rapports de force particulièrement rudes autour d’événements traumatiques (assassinats des militants de gauche Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi en 2013 ; attentats du Bardo et de Sousse en 2015 et attaque terroriste de la ville frontalière de Bengardane en mars 2016). Mais tel n’a pas été le cas, pour d’autres raisons. Après 2014, la « démocratie » a été vue comme la nouvelle opportunité politique, le nouveau langage mais aussi le nouveau lieu de confrontation politique. Les islamistes ont joué la démocratie pour consolider l’inclusion politique qu’ils avaient entamée dès octobre 2011 ; les différents réseaux issus de l’ancien régime ont joué la démocratie pour blanchir leurs membres et se repositionner ; l’UGTT et l’UTICA (l’organisation patronale) ont joué la démocratie pour maintenir leur rôle de médiation et se constituer en véritables « veto groups »… Autrement dit, tous les courants politiques ont saisi l’opportunité qu’a été la « démocratie » non pour débattre d’idées et de visions, non pour affirmer de nouveaux principes d’action et de nouveaux modes de gouvernement, mais pour défendre des intérêts, jouer de rapports de force et se placer au mieux au sein de l’Etat. La démocratie a été le langage du repositionnement, certains par pur opportunisme, d’autres plus stratégiquement.
Le contexte régional, particulièrement tendu et menaçant, a également participé à cette relégation de la question sociale. La guerre civile puis l’anarchie en Libye ont accru la peur de l’instabilité chez les élites tunisiennes, d’autant plus que l’Afrique du Nord dans son ensemble n’a pas été à l’abri des guerres par procuration et des rivalités géopolitiques. La « démocratie » a donc été perçue comme la formule qui stabilise le pays, comme une tentative de neutralisation mutuelle des principales forces politiques. Cette conception instrumentale de la démocratie a été en outre façonnée par la montée de l’autoritarisme partout ailleurs dans la région, en Egypte, avec la répression impitoyable des Frères musulmans après le coup d’Etat de Sissi, en Turquie, avec la pérennisation de l’Etat d’urgence, la purge de pans entiers de l’appareil étatique et l’étouffement d’une société civile pourtant très dynamique, dans les pays du Golfe, avec le soutien déterminé des Saoudiens et des Emiratis aux contre-révolutions dans les pays du « printemps arabe ».
De sorte qu’aujourd’hui, si la phase des affrontements les plus intenses est terminée, les luttes continuent, plus feutrées. L’alliance entre les deux grandes forces du pays à partir de 2014, puis l’union nationale réalisée en juillet 2016 autour du gouvernement Chahed n’empêchent pas la poursuite de luttes : Nidaa Tounès et les réseaux de l’ancien régime sont en position de force en raison du contexte régional et des ressources (économiques, administratives, financières) acquises durant des décennies. Cependant, les islamistes continuent à bénéficier d’une très bonne insertion dans la société, malgré leur choix politique de faire profil bas et leur stratégie de repli. Surtout, les réseaux d’affaires et les réseaux politico-affairistes issus de l’ancien régime se font une concurrence acerbe et mobilisent des solidarités régionales et des soutiens politiques divers pour contrôler l’Etat, protéger leurs rentes et leur accès aux ressources économiques (crédits bancaires, licences et autres avantages, fiscaux notamment) et plus encore maîtriser les rouages de l’administration et de son pouvoir discrétionnaire.
Reconduction des modes de gouvernement antérieurs
L’oubli de la question sociale s’incarne donc principalement dans la reconduction de façons de gouverner qui avaient prévalu durant les décennies précédentes. Deux d’entre elles nous paraissent fondamentales pour comprendre cette disjonction entre urgence de la situation sociale et priorités politiques, autrement dit pour prendre la mesure du processus de dépolitisation de la question sociale.
La première est ce que nous avons ailleurs appelé l’« attente comme mode de gouvernement », qui ne peut en aucun cas être assimilé à de l’immobilisme. C’est une modalité d’action qui passe par la mise en place, parfois proliférante, de dispositifs qui, in fine, n’ouvrent pas la voie à des arbitrages, à de véritables choix, encore moins à de nouveaux horizons ou de nouvelles visions de développement, tout en jouant voire en abusant de la rhétorique du changement et de la transformation. Ce sont des actions compensatoires, des mécanismes de temporisation, des mesures d’urgence, le renouvellement sans fin de dispositifs temporaires… bref des « mesurettes » servant avant tout de calmant. Tel est particulièrement le cas des programmes d’achats de la paix sociale que sont les « chantiers » (el hadirah), véritables mécanismes d’occupation précaire et au moindre coût de personnes sans emploi dans les régions de l’intérieur, ou des dispositifs d’accompagnement des jeunes chômeurs tels Amal (« espoir »), Forsati (« ma chance »), ou Ennajem (« je peux »). L’attente comme mode de gouvernement est l’une des principales expressions du traitement différencié des populations, et de l’institutionnalisation de l’exclusion sociale. Elle s’adresse aux populations marginalisées, aux segments non ou mal intégrés dans l’économie politique tunisienne. Alors que l’Etat concède des valorisations salariales, des annulations de taxes, la perpétuation d’avantages aux corps constitués ou aux syndicats, les chômeurs, les précaires, les travailleurs de l’informel, les populations marginales qui demandent un accès aux services publics sont relégués dans ces limbes décisionnels.
La « formation asymétrique de l’Etat » constitue une autre continuité des modes de gouvernement en Tunisie. On se rappelle que l’épisode révolutionnaire avait permis de lever le voile sur l’ampleur de la fracture régionale du pays et l’inégale répartition spatiale des revenus, des ressources et des opportunités. Il avait également montré que la différenciation régionale, fruit d’une économie politique centralisée et autoritaire, avait été historiquement construite comme de la subalternité sociale. En dépit de la rhétorique sur l’unité nationale et l’égalité de traitement, les dynamiques économiques et politiques n’ont cessé, pendant des décennies, de façonner différemment les rapports entre individus, groupes et autorités publiques, mais aussi les relations entre territoires et centre pour former inégalement la nation. Après 2011, malgré le discours sur la nécessaire décentralisation et la lutte contre l’injustice régionale, aucuns acteurs, y compris ceux qui symbolisaient la rupture, n’ont remis en cause cette asymétrie sociale et spatiale. Faiblesse des compétences administratives et professionnelles et ampleurs des conflits fonciers au niveau local, pouvoir des fiefs au sein de l’appareil étatique au niveau central, choix de politiques sociales et de politiques économiques libérales favorables aux régions les plus dotées, absence de réflexion sur un autre modèle de développement, impossibilité à concevoir une décentralisation autre qu’un aménagement à distance du territoire et une conception centralisatrice de la déconcentration, obsession du contrôle direct et stratégie de sous-traitance politique déléguée aux réseaux clientélistes partisans et affairistes… ont continué à caractériser la trajectoire tunisienne.
Alors que la révolution avait suscité de nombreux espoirs, cette continuité dans les manières de gouverner dans un contexte plus ouvert explique l’intensification des mouvements de protestation. Les chiffres de l’Observatoire social tunisien montrent une recrudescence des actions protestataires qui sont passés de 6.000 en 2015 à plus de 8.000 en 2016 pour atteindre 11.000 en 2017, prenant le plus souvent des formes spontanées, désorganisées et surtout de plus en plus violentes. Occupation des terres, des bâtiments publics ou encore des installations pétrolières ou phosphatières, coupures de routes et des chemins de fer reflètent une montée en agressivité de ces mouvements dans un contexte économique et social particulièrement austère.
Des confusions sous-jacentes aux discours actuels
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