Tribune Juive

Quand l’antisémitisme se banalise

J’aimerais revenir brièvement sur un sujet majeur auquel La Vie a consacré récemment un riche dossier. Je parle de l’inquiétude des Juifs de France.

Fatalité pernicieuse de notre vie publique ordinaire : par le simple fait de son fonctionnement répétitif, on finit par banaliser, mécaniser, vider de sens, « ritourneliser » n’importe quoi. On en vient ainsi à transformer une idée, un concept, voire une tragédie en un simple refrain que, bientôt, on n’écoutera que d’une oreille distraite. C’est ce qui est en train d’arriver à propos de l’antisémitisme.

Aussitôt après un nouvel événement-symptôme (incendie, profanation, agression, etc.), on voit naître un concert de protestations outragées. Témoins, éditorialistes, hommes politiques, ministres : tous s’indignent avec une belle unanimité et renchérissent dans la dénonciation de « l’abominable ».

Ils ont raison

L’émotion, l’effroi, le dégoût que nous inspire à tous l’antisémitisme de retour sont le plus souvent sincères. Seulement, voilà, à force, eux aussi finissent par se banaliser. On dirait que ces nobles protestations ont pris leur place assignée dans ce qu’on pourrait appeler le panorama médiatique ordinaire, logées entre une dernière mode pipole ou un pugilat politicien.

Le plus effrayant, c’est qu’avec cette banalisation, l’indignation perd peu à peu son pouvoir mobilisateur. Devenue ritournelle, elle n’a plus beaucoup d’effet sur les esprits. C’est ce qu’on pourrait qualifier d’accoutumance. Nous pourrions donc fort bien assister jour après jour, horrifiés et impuissants, à une escalade insidieuse des agressions antisémites elles-mêmes. Insultes, profanations, violences… Et pourquoi pas, demain, crimes en série, comme on l’a vu avec les terroristes ? D’un point de vue médiatique, rien n’est donc plus urgent que de conjurer cette glissade. Mais comment ?

Osons une remarque

Si ces indignations verbales se banalisent, c’est aussi pour une raison de fond. Notre solidarité à l’endroit des Juifs ne devrait pas s’en tenir à ces témoignages de sympathie pour une communauté parmi d’autres. Il est temps de nous ressouvenir que, pour une large part, nous sommes tous consubstantiellement juifs et que l’antisémitisme est une insulte adressée à la nation tout entière. Le judaïsme n’est pas une étrangeté exotique qui n’exigerait de nous qu’une solidarité accueillante et « sentimentale ». D’une certaine manière, il est bien plus que cela.

En d’autres termes, nous sommes les héritiers directs de ce messianisme inaugural sur lequel s’enracine lointainement aussi bien l’espérance chrétienne que le concept de progrès formulé aux Lumières. Songeons aux derniers témoins inspirés de ce prophétisme originel : les Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Emmanuel Levinas, Ernst Bloch, Léon Ashkénazi, Stéphane Mosès et bien d’autres.

Dire aujourd’hui que, nous, chrétiens, sommes originellement juifs, comme l’était le Christ, ce n’est donc ni un simple slogan ni une clause de style. Cela revient à reconnaître une évidence spirituelle. C’est aussi en tant qu’héritiers du judaïsme, indissolublement liés à son message, que prend sens notre fraternité. L’antisémitisme insulte aussi les Juifs que, par emprunt, nous sommes aussi. Il est donc – directement – notre affaire.

Jean-Claude Guillebaud

Source lavie

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