Les yeux rieurs, le regard éloquent, Julia nous ouvre les portes de son studio comme elle nous tend les bras et dévoile son histoire. Née en Ukraine et arrivée en Israël en 1994, Julia Segal est une grande artiste russe qui laisse transparaître dans ses créations la tristesse d’une enfance et d’un passé douloureux.
Comme souvent avec les gens bienveillants, on a le sentiment de se comprendre au-delà des langues et des cultures. C’est exactement ce que l’on ressent quand on rencontre Julia, cette femme lumineuse qui parle tout simplement la langue du cœur. Julia Segal est née à Kharkov en Ukraine en 1938, d’un père avocat et d’une mère chimiste ; elle n’a que trois ans lorsque la guerre éclate. En 1941, pendant les fêtes de Rosh Hashana, son grand-père se fait tuer alors qu’il se rend à la synagogue pour l’office. Accompagnée de sa sœur aînée, de ses parents et de sa grand-mère, elle s’enfuit précipitamment au Kahzakstan pour rejoindre la ville glaciale d’Aktubinsk. Elle se souvient avoir souvent patienté des heures avec son ticket de ration de pain à la main : il ne fallait surtout pas perdre le petit bout de papier au risque de mettre en péril la santé de sa famille… une lourde responsabilité du haut de ses six ans. Un jour, croyant avoir perdu son ticket, la fillette restera plusieurs heures dehors, préférant se frigorifier sur place plutôt que rentrer bredouille et avoir à affronter le regard des siens.
Elle vit alors une enfance difficile et résolument marquée par la faim : les repas n’étaient souvent constitués que d’épluchures de pommes de terre grillées. Toutefois, quelques rares moments de joie lors de leur déménagement à Almati par exemple en 1948 lorsque la famille tombe sur un sceau de blé noir qu’ils font alors aussitôt bouillir. « C’était un régal », se souvient-elle avant d’ajouter « j’ai réalisé à treize ans que le thé n’était pas simplement de l’eau chaude et qu’on pouvait y ajouter des plantes à infuser ». Pas de protéines au quotidien ; occasionnellement sa mère achetait un os au marché, elle le faisait cuire très longtemps pour en extraire la moindre particule de viande. Le tout était ensuite frit avec des oignons pour agrémenter des pâtes au vague goût de viande. « C’était merveilleux, c’était le bonheur », ose-t-elle pourtant.
Une carrière d’artiste qui se dessine
A Almati en 1948, Julia étudiera les fondamentaux dans un collège professionnel technique proposant également un petit département architecture et ingénierie. Ses dix-neuf ans coïncideront ensuite avec un retour en Ukraine de vingt-quatre mois pour intégrer une école d’art. Mais Almati la rattrape à nouveau et elle refait ses valises pour y travailler dans un théâtre de marionnettes. C’est là qu’elle rencontre un fabuleux sculpteur presque centenaire. Exilé au Kazahkstan suite aux répressions politiques de 1937, Isaac Itkind devient non seulement un excellent professeur mais surtout une immense source d’inspiration pour la jeune femme qui s’en imprègne totalement. « Il avait ce don pour transformer tout en culture ; c’était un homme très libre dans son travail. Loin des dogmes, il bravait les interdits comme personne », se souvient-elle.
Elle intègrera ces belles leçons de liberté avec assiduité et passion pendant cinq ans avant de déménager à Moscou pour suivre les cours de la très prestigieuse Académie des Arts de la ville, le Surikov Art Institut of Moscow. « Les admissions étaient très difficiles mais elle a réussi à force de travail et de talent. Il faut savoir que ma mère est une femme passionnée qui aime relever les défis. Il y a deux mots qu’elle ne connaît pas : non et impossible ! », explique sa fille Anya avec une immense fierté.
La jeune artiste a vingt-sept ans lorsqu’elle intègre l’académie, l’âge ultime pour tenter sa chance. « J’avais une chance infime puisque seuls cinq candidats étaient acceptés chaque année ; en prime, étant juive je devais redoubler de zèle et de travail pour être acceptée. Etre juive pour faire de l’art russe, il fallait oser ! », précise-t-elle avec humilité en n’osant évoquer un talent aussitôt reconnu par le corps professoral. « C’était, je crois, surtout le parfait équilibre entre la détermination, le talent et la chance », ajoute sa fille. Après six ans de formation dans l’académie de ses rêves, Julia s’affirme en tant qu’artiste sculpteur. « Je devenais enfin celle que je voulais être.»
Puis vient la période de la Perestroïka, Julia monte sa propre affaire et travaille à son compte en design et sculpture. Membre d’une association d’artistes, Julia est également régulièrement commissionnée par le gouvernement, ce qui lui permet d’exposer. A Moscou, la ville qui l’a lancée, elle rencontre celui qui deviendra son mari, Kirill Rozhdestvensky, un photographe underground anti-conformiste, comme elle aime le qualifier, précisant par-là qu’il est bien moins accepté dans le milieu. Car si elle sait exprimer ses opinions avec beaucoup de caractère, Julia garde ce travail personnel pour exprimer qui elle est à titre privé. En parallèle, elle offre au public des œuvres moins controversées, jouissant ainsi d’une véritable reconnaissance. Elle manœuvre ainsi habilement entre conformisme et anticonformisme, ce qui lui permet de gagner quelques sous.
Julia et Kirill ont ensemble une fille, Anya, née à Moscou en 1974, mais le couple ne durera que quelques années. « Pour moi la chute de l’URSS coïncide avec le déclin de ma famille », se souvient Anya, alors adolescente. Car en effet, outre des points de tension de plus en plus fréquents, Julia reste la seule à fairebouillir la marmite familiale en joignant péniblement les deux bouts. Quand l’Union Soviétique décline, elle est de moins en moins commissionnée pour son travail et les fins de mois deviennent de plus en plus difficiles. Comme Julia ne craint pas sa peine, elle rebondit aussitôt en créant en 1989 son entreprise. Elle propose des sculptures pour égayer les jardins d’enfants de la ville, comme par exemple ceux du zoo de Moscou. Cela lui permet de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de sa famille, mais cela ravive aussi en elle le souvenir d’une enfance marquée par de – trop – lourdes responsabilités pour son jeune âge. Le couple se séparera donc peu avant 1991, date de l’effondrement de l’Empire Soviétique.
L’arrivée en Terre Sainte
Julia fait son Alya en 1994 et arrive en Israël, seule avec son père gravement malade. Ils espèrent ainsi pouvoir le soigner ici. Son premier souvenir est intact. Elle descend du bus et tombe sur un groupe de jeunes regroupés, un verre à la main. Julia se souvient de ce type de rassemblement en Russie, elle prend peur mais n’a d’autre choix que de passer devant eux. Elle rassemble son courage et avance sans les regarder. « Et là, à ma grande surprise, je les entends me dire Shalom, Laila tov ! Je ne m’attendais vraiment pas à ça ! », raconte-t-elle soulagée de ne désormais plus compter parmi une vulnérable minorité qui vit en permanence sur le qui-vive.
Sans parler un mot d’hébreu, elle installe son père à Jérusalem où il est pris en charge médicalement et elle pose ses valises à Sanur, un village d’artistes près de Netanya habité par une forte population russe. Julia alterne ainsi trois jours à Jérusalem au chevet de son père et trois jours à Sanur où elle crée, tout en apprenant péniblement l’hébreu et en s’investissant activement dans la vie politique locale. Julia garde un souvenir ému de cette période ; elle vit à proximité de son ami sculpteur et de familles religieuses très accueillantes avec lesquelles elle parvient à recréer une vraie cellule familiale. Julia expose également ci et là dans quelques galeries du coin et de Tel Aviv mais les fins de mois restent rudes et le quotidien souvent éprouvant.
Et puis un jour, par un joli hasard de la vie, l’artiste rencontre Ilana Goor à qui un collègue remet un catalogue de l’artiste, persuadé de l’intérêt qu’elle y trouvera. Le jeune homme avait vu juste, Ilana tombe immédiatement sous le charme des œuvres de Julia et cherche à la rencontrer. Convaincue de son talent, elle lui propose d’ouvrir son immense maison-galerie de Jaffa afin d’y exposer son travail. Le succès est au rendez-vous : en une soirée Julia vendra six pièces et elle est depuis exposée au sein du musée. Parallèlement, Julia continue de partager son travail dans des foires d’art et de célèbres galeries ; elle est présente au Yaroslav Art Museum, au USSR Exhibition Directory et à la galerie Tretyakov de Moscou ainsi qu’au musée russe de Saint Petersburg. Elle participe également à des événements avec sa fille elle-même photographe. Entourée de cette dernière, de son gendre et de son petit fils tant attendu, elle vit aujourd’hui d’une petite retraite et de la vente occasionnelle de ses œuvres. Les fins de mois sont gérables car Julia ne connaît pas l’ostentation, elle a conservé un esprit de douce frugalité et de vie simple.
Un art qui parle de sa vie
Julia a laissé derrière elle un passé lourd et rude, qui tranche miraculeusement avec son merveilleux sourire et son regard radieux. Elle explique que l’art lui a permis d’exprimer ses blessures et de laisser derrière elle ses souffrances. « Cela me permet de ne garder que le meilleur, la joie, la vie et de vivre mon quotidien en toute sérénité ». L’artiste a longtemps représenté les membres de sa famille, elle travaille actuellement sur le deuil et les ombres, offrant par exemple un magnifique veuf pleurant sa femme disparue. Béton, aluminium, bronze, plâtre ou céramique, Julia aime les matériaux qui ont de la texture. Elle nous présente un art extrêmement tactile : une veste accrochée à un porte-manteau ou un cartable que l’on est tenté de soulever.
Si Julia est une artiste, c’est aussi une femme d’engagement. Elle a, à ce titre, été élue femme de l’année pour son implication dans ville de Shimron, notamment pendant l’Intifada. « Nous devons réunir les peuples », insiste-t-elle, choquée de voir autant de conflits, non seulement entre Juifs et Palestiniens, mais également entre les Juifs eux-mêmes. Parmi ses œuvres, elle propose un art qui « rassemble », un art où des morceaux de bois apparaissent telle une feuille, une base de laquelle partent plusieurs ramifications. Dans un autre travail puissant, les éléments sont cousus de gros fil rouge, un symbole fort qui atteste de la délicate urgence à fédérer les peuples.
Julia se sent bien en Israël, elle clame que la vie y est belle. « J’aime Israël, il y a des Juifs partout. En Russie, quand on est Juif, on est un paria et on ressent en permanence la pression de l’extérieur. Ici quand je prends le bus, je suis entourée des miens, je me sens à la maison et acceptée. », dit-elle apaisée, faisant siens ces versets de l’Ancien Testament de la femme sunamite au prophète Elisée : « Je séjourne au milieu des miens ».
Une lumière dans les yeux qui en dit long sur celle qui a choisi de confier à son art la tristesse et la solitude de son histoire pour ne garder que la vie, la joie et la paix de l’âme. Tel un rayon de soleil dans la grisaille, elle a décidé de vivre avec cette magnifique recette de paix dans ce joli quotidien qu’elle est parvenue à s’inventer en Terre Sainte.
Raphaëlle Choël
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