Sa famille a annoncé la nouvelle en tout début de matinée, ce mardi 5 décembre 2017. L’écrivain français Jean d’Ormesson est décédé dans la nuit, de lundi à mardi, à son domicile de Neuilly-sur-Seine, près de Paris. Il avait 92 ans.
Les biographies complètes de cet immense écrivain sont à votre portée, partout sur le net, et c’est pour cela que nous avons préféré publier ce texte d’hommage de Bernard Henri Lévy, version remaniée de l’allocution prononcée, le 11 avril 2013, à l’occasion de la remise à Jean d’Ormesson du Prix Scopus de l’Université Hébraïque de Jérusalem.
— 1 —
Cher Jean.
Ce n’était pas un jour très commode pour moi.
Je suis dans un moment que tu connais par cœur et qui est le moment où l’on termine un livre.
Mais, quand mes amis de l’Université Hébraïque de Jérusalem m’ont invité à venir te rendre hommage, j’ai accepté avec un peu d’hésitation, mais beaucoup de joie.
D’abord j’aime que les institutions juives couronnent des non-juifs et j’aime, plus encore, quand les non juifs en question en sont eux-mêmes honorés. C’est une des choses qui m’ont toujours bouleversé chez Sartre : quand lui qui avait refusé le Prix Nobel a accepté un doctorat honoris causa de la même Université qui nous réunit ce soir. Alors, bien sûr, tu n’es pas Sartre. Contrairement à Sartre, tu as, toi, tous les honneurs du monde. Mais justement. Qu’à toi qui croules sous les honneurs cet honneur-ci semble désirable, qu’à l’écrivain dont le nom, dans le monde entier, signifie le talent français, le Prix Scopus de l’Université de Jérusalem fasse honneur, cela me fait infiniment plaisir – et encore plus plaisir en ce moment précis qui est, nous le savons tous, un moment de grande solitude pour Israël.
Ensuite, je me souviens de ton discours de réception de Simone Veil à l’Académie française. C’était il y a un certain temps. Mais je m’en souviens car, ayant, moi-même, à la même époque, et sous l’égide de cette même Université qui nous rassemble ce soir, à remettre à Simone Veil le Prix que tu reçois aujourd’hui, j’avais lu ton discours ; j’avais lu ce que tu y avais dit de ce moment terrible que fut, pour les juifs de sa génération, le moment du retour des camps ; j’avais relu ce que tu y avais dit de son père, de sa mère, de la quasi impossibilité de survivre, ou, plus exactement, de revivre après être passé par le royaume de l’abjection ; j’avais relu tes remarques sarcastiques sur son prétendu «caractère difficile» et, aussi, sur son teint de lys et sa gaieté – et j’avais trouvé ce discours non seulement beau, non seulement émouvant, mais empreint de cet «Ahabat Israël», de cet «amour du peuple juif», dont Gerschom Scholem faisait reproche à Hannah Arendt de manquer et qu’il est encore moins fréquent de trouver chez un non-juif.
Et puis, que veux-tu que je te dise ? Je te connais depuis presque quarante ans. Je te lis depuis un peu plus longtemps encore. Je lis tes livres, bien sûr. Mais aussi tes chroniques. Et, non seulement je n’ai jamais lu, sous ta plume, un article, une ligne, un mot, qui, sur les sujets qui touchent à l’amour du peuple juif, présentent la moindre ambiguïté (ce qui est la moindre des choses, me diras-tu ? oui et non ; car je n’en connais pas tant qui, sur la longue durée, alignent la même performance…) mais surtout je ne me souviens pas d’un moment, d’une occasion, où les juifs de France se soient sentis attaqués, insultés, diffamés sans te trouver à leurs côtés. Le terrorisme… Israël… L’antisémitisme et ses masques… Tu as toujours été là. Tu n’as jamais cédé. C’est comme ça.
— 2 —
Je voudrais, à ce sujet, raconter à ceux qui nous écoutent une petite anecdote.
Pardon, elle me concerne.
Elle nous concerne, toi et moi.
On est en 1979.
Je viens de publier un livre qui s’appelle Le Testament de Dieu et qui plaide, en philosophie, pour ce judaïsme solaire, affirmatif, sans complexes, qu’a incarné, en littérature, le grand Albert Cohen.
Et je suis l’objet, dans l’hebdomadaire où tu éditorialises, sous la plume d’un écrivain que, comme beaucoup, tu aimes bien et qui s’appelle Hallier, d’une attaque antisémite d’une grande violence et d’une vraie bassesse.
Personne ne bouge.
Personne, ni dans l’hebdomadaire où tu écris ni ailleurs, ne réagit.
Sauf toi qui, la semaine suivante, dans ta Chronique du temps qui passe, donnes un article où tu écris — la formule m’est restée — que «deux grands noms de France» viennent d’être, cette semaine-là, trainés dans la boue.
L’autre, comme on dit dans la célèbre blague sur les coiffeurs («pourquoi les coiffeurs ?»), c’est le Comte de Paris, héritier de la couronne de France, qui vient d’être l’objet, lui aussi, de je ne sais trop quelle attaque.
Et l’un c’est l’auteur du Testament de Dieu dont la défense et illustration du judaïsme, dont le génie du judaïsme, venaient d’être agressés de la plus vile des manières et se voyaient donc défendus par l’un des plus célèbres écrivains français, lui-même admirateur de Chateaubriand et de son Génie du Christianisme.
Cette défense, cette évocation de mon nom comme «un grand nom de France», fit grand plaisir à mes parents — à ma mère surtout qui, comme nombre de femmes de France, te lisait et t’aimait.
Quant à moi, dans la guerre de longue durée que j’entamais à peine — guerre contre la bêtise, guerre contre la scélératesse, guerre contre ce que je n’allais pas tarder à appeler l’Idéologie française — cette chronique me fut un renfort dont je ne suis pas sûr que tu aies mesuré, ni que tu mesures aujourd’hui encore, l’efficacité et l’écho : porté par un nom tel que le tien et qui ajoutait, ce jour-là, à ta plume l’autorité ancestrale qu’en général ton talent rend inutile, ce petit texte provoqua, dans une certaine France, une prise de conscience, un bougé, tout à fait décisifs.
C’est dit.
Et je suis content que l’occasion me soit donnée de te le dire.
— 3 —
J’ai repensé, toute la journée, à cette chronique et à ce mot.
J’y ai souvent repensé depuis trente-cinq ans mais, aujourd’hui, sachant que j’allais m’adresser à toi, j’y ai repensé un peu plus.
Il rappelle évidemment, ce mot, celui de Disraeli à un membre du Parlement anglais qui, le jour de son investiture comme Premier Ministre, avait fait objection de son judaïsme : «oui, je suis juif et quand les ancêtres du très honorable gentleman étaient des brutes sauvages dans une ile inconnue, les miens étaient prêtres dans le temple de Salomon».
Il fait écho au mot de cette duchesse de Levis-Mirpoix qui, dans La Recherche, soufflette un antisémite d’un magnifique : «mon arbre généalogique remonte au roi David» — allusion à la tribu de Lévi dont l’origine était autrement glorieuse que celle des sauvages guerriers des Croisades (avec, soit dit en passant, une généalogie fautive puisque, comme chacun sait, David n’appartenait pas à la tribu de Lévi, mais à celle de Juda !).
Il fait écho, si tu me permets de passer une seconde à l’étage au-dessus, je veux dire à celui de la grande Histoire, au mot célèbre de de Gaulle évoquant sa solitude à Londres. «Des Bretons quelques juifs et des aristocrates». Les Bretons, ce sont les marins de l’ile de Sein. Les juifs et les aristocrates, les juifs unis aux aristocrates, on les connaît aussi, leurs noms sont écrits en lettres d’or dans la mémoire française. Ce sont René Cassin, Raymond Aron, Pierre Dac, Pierre Mendes France, d’un côté. Et ce sont Elisabeth de Miribel, Thierry d’Argenlieu, le général Leclerc de Hauteclocque, Geoffroy de Courcel, de l’autre. C’est vrai qu’ils n’y avaient qu’eux. C’est vrai qu’ils se sont retrouvés, ensemble, à relever le défi du courage et de l’honneur. Et c’est vrai qu’une fraternité s’est nouée là, très belle — à laquelle je ne peux pas ne pas penser en honorant, ce soir, moi, le fils d’un ancien de la France Libre, un homme qui reçut sa première taloche, à Munich, enfant, sur le balcon de la résidence de son diplomate de père qui n’avait pas supporté de le voir applaudir une parade de jeunes hitlériens.
Et puis, permets-moi enfin, malgré sa solennité, de citer un verset, de l’Exode. Dieu va se révéler sur la montagne. Il annonce à son peuple : «Vous êtes une dynastie de prêtres et une nation sainte». Et sais-tu ce qu’en dira Rachi ? Que les prêtres dont on parle ici sont des princes. Pas des hommes du culte, non, des princes, des vrais princes, des sarim, des hommes de l’excellence humaine, des aristoï, des meilleurs parmi les hommes, des aristocrates.
Où l’on retrouve le même thème de la double seigneurie.
— 4 —
Je ne suis pas sûr que tu sois très familier de Rachi.
Mais il y a deux écrivains, en revanche, qui te sont plus que familiers, dont l’un est même pour toi, c’est toi qui le dis, une sorte de jumeau — et tous deux ont parlé des juifs en des termes qui pourraient être ceux de Rachi.
Le premier c’est Chateaubriand.
Je pense à ce grand livre qu’est l’Itinéraire de Paris à Jérusalem.
Tout le monde fait toujours comme si Chateaubriand avait fait ce voyage en Orient pour retrouver les lieux de la Passion du Christ.
C’est vrai.
Mais il y va aussi pour aller à la rencontre de ce peuple universellement méprisé, de ce peuple qui vit, dit-il, avec la Croix plantée dans la tête — il y va pour aller à la rencontre du peuple juif et il en parle comme aucun écrivain français n’en avait jamais parlé avant lui.
Il parle de sa misère et de sa persécution.
Mais il parle aussi de ce miracle qui fait que (je cite de mémoire) les Perses, les Grecs, les Romains ont disparu mais qu’ «un petit peuple, dont l’origine précéda celle des grands peuples, existe encore sans mélange dans les décombres de sa patrie».
Et il l’attribue, ce miracle, au fait qu’il soit demeuré, ce peuple, fidèle à lui-même à travers la fidélité à un texte et grâce à cette fidélité.
Or pourquoi est-ce qu’il dit cela ?
Pourquoi parle-t-il, lui, des juifs comme personne n’en avait parlé avant lui ?
D’où lui viennent, et ces accents, et la vérité de ces accents, qui tranchent si fort avec la littérature de l’époque ?
Eh bien parce qu’il parle de lui.
Il parle de l’aristocratie française décimée, décapitée, jetée sur les routes d’Europe, dépossédée.
Il parle de son propre frère mené à la guillotine avec sa femme, petite-fille du Président Malesherbes.
Il parle de ces charrettes de condamnés qui ont tétanisé l’Europe et dont le souvenir est encore si proche.
Et il parle, chez les aristocrates de son temps, de la tentation d’effacer, d’oublier, d’abjurer plutôt que d’endurer encore — et il parle de ceux qui, au contraire, et comme lui, ne cèdent pas à la tentation et s’entêtent dans l’affirmation de ce pour quoi on les a tellement niés et assassinés.
Le second c’est Proust.
Proust qui est l’entomologiste lucide et impitoyable du Faubourg Saint Germain et, donc, de l’aristocratie française.
Et Proust dont tu m’as toi-même, cher Jean, lors de notre toute première rencontre, dans ton bureau de directeur du Figaro, à l’époque où nous venions, avec Michel Butel, te parler du quotidien que nous nous apprêtions à lancer, cité cette confidence à Berl que rappellera, bientôt, dans son Interrogatoire, Modiano: «ils ont tous oublié que je suis juif ; moi pas».
Or il dit quoi Proust, dans La Recherche ?
D’abord il y a cette interminable histoire d’enjuivement des vielles familles aristocratiques françaises à travers le mariage de leurs rejetons avec des filles de banquiers juifs ou, tout simplement, des Gilberte Swann : souviens-toi, souvenons-nous, de La Règle du Jeu — pas ma revue non, le film, le film éponyme de Renoir, avec ce moment étonnant où l’on voit les domestiques expliquer que la mère de Monsieur le Marquis «avait un père qui s’appelait Rosenthal et qui venait tout droit de Francfort» — eh bien c’est, vingt ans plus tard, l’écho de ces allusions proustiennes, si réalistes, on pourrait presque dire journalistiques, à la difficulté d’adaptation de la haute noblesse au capitalisme moderne et au système d’alliances qui s’est mis en place pour y suppléer.
Et puis ensuite, par-delà cette question des mariages qui pourrait, après tout, sembler anecdotique, il y a une sémiologie passionnée qui, de même que le narrateur finit par s’aviser, dans un passage célèbre du premier tome de La Recherche, que le coté de Méséglise et celui de Guermantes sont bien plus proches qu’il ne l’avait pensé toute son enfance, lui fait découvrir tout ce qu’il y a de Swann chez les Guermantes, de Guermantes dans les Rothschild, d’aristocratie dans le judaïsme et de judaïsme dans l’aristocratie.
Pourquoi ?
Parce que juifs et aristocrates ont en commun une affaire de nom.
Ils partagent l’idée qu’il y a de la beauté dans l’impersonnalité d’un nom qui vous dépasse.
Ils partagent cette tentation d’être délivrés de soi, par quelque chose de plus grand que soi, qui est un nom.
Il y a, à travers cette affaire de Nom, une sorte d’appel de la grandeur que partagent, croit Proust, les meilleurs des Juifs et les meilleurs des aristocrates.
— 5 —
J’ai l’air de m’éloigner de toi, en disant cela.
Il n’en est rien.
D’abord parce que les écrivains que je cite sont, je le répète, tes jumeaux selon l’esprit, tes doubles, tes intercesseurs dans ce monde et dans l’autre.
Ensuite parce que nous sommes là, aussi, pour nous mobiliser autour d’une université israélienne : or qu’est-ce qu’Israël sinon l’aboutissement de cette histoire de double seigneurie ? De même que, chez les tiens, la gloire des armes s’est lentement muée, à travers l’Histoire, en vocation à la noblesse de l’esprit, de même tout se passe comme si la gloire de l’étude était lentement descendue, chez les nôtres, dans les corps et dans leur renouement, pour le meilleur et parfois, hélas, pour le pire, avec une idée oubliée de la force.
Et puis parce que je crois être, en disant tout cela, en évoquant cette familiarité entre les deux formes de rapport au Nom qu’incarnent, d’une part, les descendants de ceux dont ton ancêtre, le premier d’Ormesson dont l’Histoire moderne ait archivé la trace, Anne-François d’Ormesson de Noiseau, est en quelque sorte le prototype (ancien président à mortier au Parlement de Paris, député de la noblesse aux Etats-Généraux, allant au supplice, en avril 1794, en compagnie de Malesherbes, de sa famille et, donc, comme je l’ai dit, du frère de Chateaubriand auquel tu te trouves, par ce biais, apparenté) et, d’autre part, les descendants des survivants la pire, de la plus longue, de la plus acharnée persécution dont l’Histoire des hommes porte témoignage (et il va de soi que, pour moi, la singularité de cette persécution, sa radicalité, sa folie, sont sans équivalent) — je crois, dis-je, être au plus près de ce sentiment de sympathie qu’ont pour toi tous ceux qui sont dans cette salle.
Je te souhaite, cher Jean, de vivre 120 ans.
C’est ainsi que les maîtres du Talmud se félicitent, entre eux, d’une belle et riche vie qui ne mérite que de continuer d’être.
Tu n’es, certes, ni moi non plus, un maître du Talmud.
Mais, quand je te regarde, tandis que je me prépare à te remettre ce prix Scopus de l’université hébraïque de Jérusalem, c’est ce grand seigneur-là, que je vois et à qui je veux rendre hommage — ce grand Rebbe dont la vie, qu’il nous montre, est, en effet, un très grand et très noble ouvrage.
Quel souffle perçu en lisant l’éloge fait à Jean d’Ormesson par Bernard Henri Lévy, lors de la remise à l’écrivain, le 11 avril 2013, du Prix Scopus de l’Université Hébraïque de Jérusalem !
Ce faisant, BHL a honoré non seulement Jean d’Ormesson, mais aussi l’Université Hébraïque de Jérusalem.