L’annonce de la justice russe, qui reprend le vocable antisémite, a déclenché l’ire de la communauté juive.
Le dernier tsar Nicolas II a pu être la victime d’un «meurtre rituel». La simple référence à ce vocable antisémite, utilisé par un haut responsable judiciaire russe, imité par un haut dignitaire de l’Église orthodoxe, fait l’effet d’une bombe dans la communauté juive du pays qui appelle Vladimir Poutine à condamner de tels propos. Le scandale est né à l’occasion d’une conférence organisée lundi à Moscou, en présence du patriarche Kirill, et consacrée à «l’affaire du meurtre de la famille impériale», dont la Russie commémorera les 16 et 17 juillet 2018, le centième anniversaire.
Un siècle plus tard, l’examen des dernières heures des onze personnes abattues à Ekaterinbourg, ainsi que de leurs dépouilles, continue à mobiliser la plus haute hiérarchie de l’appareil d’État. En 1993, deux ans après la chute de l’URSS et la découverte des restes de cinq des membres de la famille Romanov, une enquête avait été ouverte dont les résultats ne satisfont, à ce jour, ni l’Église ni le pouvoir judiciaire qui a lancé une deuxième instruction en 2015, tout aussi infructueuse. «Nous vérifions toutes les versions possibles des circonstances du décès, notamment la destruction des corps à l’aide de feu et d’acide, leur décapitation… ainsi que la version d’un meurtre rituel», a déclaré Marina Molodtsova, une haute responsable du Comité d’enquête chargé des affaires sensibles. Cet organisme qui remplit à la fois des fonctions de justice et de police, instruisant les affaires contre les opposants politiques, est placé sous la responsabilité directe du Kremlin. «Nous avons les liens les plus sérieux à l’égard de cette thèse du meurtre rituel», a renchéri l’évêque Tikhon, un dignitaire religieux qui passe pour être le confesseur de Vladimir Poutine.
Accolés, ces deux mots cimentent ce qui constitue l’une de plus vieilles accusations antijuives de l’histoire, nourrissant depuis deux siècles la conspirologie antisémite: le mythe selon lequel des juifs tuent des enfants chrétiens à des fins rituelles, afin de boire leur sang. Depuis, la dénonciation a pris des caractères protéiformes. «L’emploi de tels termes est révoltant et j’ignore, de la part de ceux qui les prononcent, s’il relève de l’ignorance, de la bêtise ou de l’obscurantisme. Il témoigne en tout cas d’une épouvantable dégradation de la société russe et appelle à une réaction de la part de l’Église et de la direction du pays», a déclaré au Figaro le représentant de la Fédération des communautés juives de Russie, Boroukh Gorin. «L’accusation des juifs à travers les meurtres rituels a plusieurs fois conduit à des centaines et des milliers de victimes», rappelle le directeur du Musée juif, Alexandre Boroda.
Relégués sous Nicolas II dans les «zones de résidence», aux confins occidentaux de l’empire, des centaines de juifs furent assassinés dans des pogroms, un moyen de détourner la colère du peuple à l’égard de la monarchie déclinante. En mars 1911, l’assassinat d’un jeune garçon dans un faubourg de Kiev avait conduit au procès fabriqué de toutes pièces, avec l’aide de l’État, d’un juif, Mendel Beilis, accusé de «meurtre rituel». Un siècle plus tard, la mémoire de la victime, Andreï Ioutchinski, reste célébrée au sein de l’extrême droite russe et ukrainienne. «On se souvient bien de l’affaire Beilis et du sang des enfants chrétiens. Aujourd’hui, la nouvelle évocation d’un meurtre rituel constitue une incitation à la haine», dénonce la sénatrice Lioudimila Naroussova, mère de la candidate à la présidentielle, Ksenia Sobtchak. Récemment, le vice-président de la Douma, Piotr Tolstoï, a dénoncé les descendants des juifs de l’empire qui occupent des «postes respectés», notamment dans les médias.
S’agissant du meurtre des Romanov, la thèse repose sur d’obscures théories selon lesquelles le leader bolchevique juif, Iakov Sverdlov, aurait commandé à un autre juif, Iakov Iourovski, de tuer la famille impériale, accomplissant ainsi un «rite cabalistique». Les graffitis d’un extrait d’un poème de Heine – «cette même nuit, Balthazar a été tué par ses valets» – auraient également été retrouvés sur les murs de la villa Ipatiev (lieu du meurtre), permettant selon cette même thèse de remonter à une piste juive. Mardi, le Comité d’enquête était injoignable. Le patriarcat de Moscou a refusé de commenter les réactions de la communauté juive. Invité à préciser sa pensée, l’évêque Tikhon a déclaré que les meurtriers de Nicolas II, associés à «diverses personnalités – sadistes ou bandits», avaient accompli un «rituel de vengeance», tout en feignant d’ignorer la connotation antisémite du terme.
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