Être juif en banlieue : enquête à Créteil

Les attentats de 2012 et de 2015 ont entraîné le départ de nombreux Français juifs, notamment dans les banlieues où s’exacerbent les tensions entre les communautés. « La Croix » s’est rendue à Créteil, où ce contexte n’a pas affecté la démographie mais renforcé l’affirmation identitaire.
Synagogue de Créteil

Avec ses 20 000 membres (plus d’un habitant sur cinq), la communauté juive de Créteil est la plus importante de la banlieue parisienne, devant Sarcelles. Cette grande ville située entre la Seine et la Marne, à une dizaine de kilomètres au sud-est de Paris, abrite une vingtaine de synagogues et oratoires, un important réseau d’écoles Ozar Hatorah, des commerces casher…

« Créteil reste un pôle d’attraction communautaire, assure Albert Elharrar, président du centre communautaire, créé par des juifs venus du Maghreb dans les années 1960. Nous vivons dans une ville multiconfessionnelle, devenue un exemple de la cohabitation entre les hommes. »

« Je peux vous le dire : Créteil a beaucoup changé. »

Une promenade dans le quartier du Port apporte quelques nuances à ces affirmations. L’esplanade des Abymes, dont la courbe épouse celle du vaste lac artificiel de Créteil, est quasi déserte en ce bel après-midi d’automne. « Ici, dans les années 2000, c’était des restaurants casher tout le long ; il n’y en a plus que deux aujourd’hui, déplore Lévi, un rabbin loubavitch (courant très observant du judaïsme) de passage avec ses courses. Je suis né ici et je peux vous le dire : Créteil a beaucoup changé. »

À quelques mètres de là, dans la seule librairie juive du Val-de-Marne, Nataniel attend le client. « Les quartiers de Créteil prennent de la couleur, beaucoup de couleur… », lâche ce jeune libraire. À l’entendre, ces habitants musulmans « ne sont pas méchants, mais il faut s’habituer ». En tout cas, lui ne voudrait pas vivre « comme en Seine-Saint-Denis » – c’est dans ce département du nord de la capitale qu’une famille juive a été molestée en septembre à Livry-Gargan.

Les agressions antisémites qui secouent régulièrement d’autres villes de la banlieue parisienne marquent les esprits. Créteil, elle aussi, a connu des faits de violence, comme la séquestration en 2014 d’un jeune couple juif, dans son appartement. De fait, les actes antisémites ont beau être en recul numérique rapport à 2015 (800 avaient alors été recensés, contre 335 l’année suivante), la moitié des actes racistes commis en France continuent de viser des juifs, qui ne représentent que 1 % de la population.

Une forme d’exode intérieur

Ce sentiment d’insécurité a poussé les juifs de région parisienne, ces quinze dernières années, à entreprendre une forme d’exode intérieur : de banlieue à banlieue, ou vers Paris intra-muros. « Le mouvement général va d’est en ouest, précise Albert Myara, responsable du Conseil des communautés juives du Val-de-Marne. Les 16e et 17e arrondissements de Paris sont devenus très attractifs, ainsi que certaines villes de la banlieue ouest, comme Neuilly ou Levallois. A contrario, notre département du Val-de-Marne a perdu 10 à 15 % de sa population juive en dix ans : une perte significative, mais loin derrière la Seine-Saint-Denis, qui s’est vidée de la moitié de ses juifs. »

Dans le Val-de-Marne, Créteil attire moins, désormais, que certaines villes moins populaires. Charenton, Saint-Mandé ou Vincennes ont ainsi vu leur vie communautaire juive s’étoffer considérablement ces dernières années. Voilà aussi ce qui explique la fermeture de plusieurs restaurants casher de Créteil, qui attiraient jusque-là les habitants juifs de communes voisines moins pourvues en la matière.

À l’exode intérieur des juifs de banlieue s’ajoute la tentation persistante de l’Alya, la « montée » en Israël. En France, on dénombre 4 000 départs par an, après un pic à près de 8 000 départs en 2015.

Cette année-là, des dizaines de familles de Créteil étaient parties définitivement pour Israël. « Moi aussi, j’ai failli m’en aller », se souvient Sandra Sasportas, présidente adjointe de la communauté, marquée, comme beaucoup, par les attentats de Toulouse et de Paris. Juive non pratiquante, attachée à la laïcité, elle n’en n’a pas moins retiré sa fille de l’école publique à cause des agressions et insultes antisémites dont elle avait été victime.

L’enseignement public est délaissé

La plupart des familles juives de Créteil mettent désormais leurs enfants dans le privé confessionnel – juif et, dans une moindre mesure, catholique. Vanessa Rouah est la directrice de l’école Tsohar, qui a des élèves sur liste d’attente. Pour elle, si l’enseignement public est délaissé, c’est pour des raisons sécuritaires et identitaires.

« Après l’attentat de l’Hypercasher, nos enfants nous ont demandé :’Pourquoi nous ? On est différents ?’ Il a fallu leur donner des fondamentaux identitaires. » Pour Albert Myara, qui parle volontiers d’un « réveil de la conscience juive », certains parents sont aussi « ramenés » au judaïsme par leurs enfants, scolarisés dans le privé juif pour des questions de sécurité.

N’y a-t-il pas, dès lors, un risque de repli identitaire ? Fait révélateur : Yona et Elsa, en première au lycée Ozar Hatorah, n’ont chacune qu’« une copine non-juive ». Elles se souviennent encore du jour de leur brevet, où elles avaient exceptionnellement été mélangées avec des élèves de l’enseignement public. « Ça nous avait changé ! C’est bien, aussi, de s’ouvrir au monde… »

Leurs aînés dans la communauté tiennent au contraire à afficher un sens de  l’ouverture « exceptionnel ». Les rencontres régulières entre le rabbin, l’imam et l’évêque de Créteil inspirent les fidèles des trois communautés, assurent-ils. « L’Expo-Bible, en 2013, nous a considérablement rapprochés des chrétiens,explique Sandra Sasportas. Sans oublier la journée champêtre que l’on organise chaque année pour la fête juive de Lag Baomer, en mai, devenue un véritable événement municipal. »

Son mari Michel, membre du conseil municipal, ajoute : « Contrairement aux mairies communistes du Val-de-Marne, qui brandissent sans cesse le conflit israélo-palestinien, nos élus jouent l’accalmie sur ces questions. »

Le risque d’une « dilution de l’identité juive »,

Plutôt que le risque du repli identitaire, c’est celui de l’assimilation que redoutent certains membres de la communauté juive de Créteil. C’est contre cette « dilution de l’identité juive », notamment à travers des mariages mixtes, que tente de lutter la maison des étudiants Zéoute (« identité » en hébreu).

Située à proximité des facultés, elle abrite des salles d’études de la Torah ainsi qu’un restaurant casher où les étudiants juifs peuvent venir déjeuner. « Ici, on accueille tout le monde : certains de ces jeunes n’ont pas mis les pieds dans une synagogue depuis leur Bar Mitzvah », rite de passage à l’âge de 13 ans, insiste le rabbin Benjamin Smadja.

Bien qu’elle ne mange pas casher chez ses parents, la jeune Keren, étudiante en ingénierie, déjeune volontiers à Zéoute. Après une scolarité dans le public, elle s’est rapprochée de ce groupe de jeunes avec qui elle est récemment partie au Brésil.

« Dans ma famille, certains se marient avec des non-juifs, mais moi je ne préférerais pas », explique-t-elle. Pourrait-elle rencontrer son futur mari ici, à la maison des étudiants ? Peut-être, mais ce n’est pas pour ça qu’elle est venue, promet-elle en riant.

Mélinée Le Priol

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