Le peuple dessiné de Fred Deux, dessinateur hanté par la Shoah

Une grande rétrospective au Musée des beaux-arts de Lyon célèbre ce dessinateur fantastique, décédé en 2015. Son univers proliférant s’y dévoile, hanté par une enfance misérable et les spectres de la Shoah.
La Gana

Depuis qu’il a découvert par hasard les œuvres de Paul Klee en 1948, à 24 ans, Fred Deux, l’autodidacte, aura passé sa vie à sa table à dessin. Il s’y attelait tous les jours, sauf dans les périodes de crise où l’écriture, le récit conté de sa vie, prenait parfois le relais. Jusqu’à sa mort en 2015, il a livré ainsi près de 7 000 dessins d’une minutie arachnéenne, peuplés d’innombrables figures enchâssées les unes dans les autres, entre d’étouffants murs de briques et des nuées d’aquarelle.

C’est ce monde, tour à tour effrayant et fascinant, que dévoile cet automne le Musée des beaux-arts de Lyon à travers 230 œuvres, soit la plus grande rétrospective jamais consacrée à l’artiste. Des collectionneurs passionnés ont prêté des trésors inédits, dont une trentaine offerts au musée pour l’occasion.

Fred Deux Sans titre-1960

Le parcours chronologique s’étend des premières taches animées de fins traits d’encre jusqu’à une Fin douce (2011), rougeoyante comme une flaque de sang, en passant par les triptyques monumentaux ou les autoportraits. Toute une vie dessinée donc, émaillée de quelques sculptures surréalistes, des gravures interprétées au burin et à la pointe sèche par l’épouse de Fred Deux, Cécile Reims, et de précieux livres uniques, entremêlant le trait et l’écriture.

Pour pénétrer dans cet univers fantastique, sans doute faudrait-il conseiller au visiteur de se plonger d’abord dans La Gana. Cette « autobiographie lardée de rêves », publiée par Fred Deux sous pseudonyme et couronnée dès 1959 du prestigieux prix de Mai (1). Il y raconte son enfance dans une cave de Boulogne-Billancourt, envahie par l’eau et les rats lors des crues de la Seine. Très tôt, il s’en évade par le dessin, auquel l’initie son père ouvrier, tandis que son oncle Édouard l’incite à « passer les murs ». À 27 ans, celui-ci se suicide et le jeune Fred connaît une terrible initiation sexuelle auprès d’une institutrice. Une épreuve dont les échos sadiens rejailliront plus tard, dans ses dessins de la « période noire », comme un premier exorcisme…

Mais auparavant l’adolescent, entré à l’usine à 16 ans, s’engage dès 1943 dans un groupe de résistants FTP. En 1945, avec les goums marocains, il participe en Allemagne à la libération des camps. Sa rencontre en 1951 avec Cécile Reims, juive d’origine lituanienne dont la famille a été décimée par balles dans la Shoah, réactivera ces souvenirs monstrueux qui hantent de nombreuses œuvres. À l’image du Massacre des innocents, dédié aux ancêtres disparus de Cécile, les Remz et les Milç, ou de La Malemort, livre-tombeau semé de lettres hébraïques. Né au dessin juste après guerre, Fred Deux figure le Christ en grand « Absent », ne laissant autour d’une croix tissée de chair que l’empreinte de ses pieds et mains.

Voilà sans doute de quoi effrayer le visiteur… Pourtant, le miracle de cette œuvre est qu’elle ne cesse de donner la vie, de ressusciter des formes embryonnaires, une prolifération cellulaire d’organes et des corps multiples, de sexes turgescents. Une foule de visages hydrocéphales, de Doubles,enflés par le poids de la mémoire, se presse là, et palpite.

Fred Deux lui-même, en évoquant son activité de dessinateur, parlait de cette « jouissance » de la forme inconnue qui jaillit, comme une démultiplication, via la main, de son propre corps. « Je nais », énonce en 1949 l’un de ses premiers dessins. La suite enfantera aussi de fabuleuses chimères, unissant la totalité du vivant, des êtres végétaux aux membres racinaires, des animaux à demi-humains tel ce corbeau apprivoisé par le couple, le poisson et l’agneau du sacrifice, la baleine, métaphore de la cave obscure dont ce Jonas s’est délivré.

Pierre Wat, commissaire de l’exposition lyonnaise avec Sylvie Ramond, directrice du musée, décrit l’artiste en « voyant rimbaldien » et en « passeur ». Voyez cette barque de Charon flottant, ici ou là, sur le blanc des feuilles ! Elle ramène dans notre monde tout un peuple de revenants.

Musée des Beaux Arts de Lyon – Exposition du 20 septembre 2017 au 8 janvier 2018.

Source lacroix

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*