Chaque année, depuis sa création, le Mémorial de la Shoah organise la Hazkarah, cérémonie dédiée au souvenir des victimes sans sépulture de la Shoah.
Porté alors par la voix propre à l’orateur[1] dont l’histoire personnelle ou la réflexion fut liée à la Shoah, un temps de méditation nous est offert en partage, chaque allocution livrant une pensée, sinon une réponse, au questionnement infini lié à ce passé tragique, à sa transmission et à son devenir.
Eric de Rothschild, Président du Mémorial, nous rappelle la mission essentielle du lieu : donner sépulture aux disparus, permettre aux familles de commémorer le souvenir de leurs parents assassinés, et dans un calendrier rythmé par les commémorations, celle de la Hazkarah, qui se déroule depuis 1957 pendant les dix jours redoutables, liant notre passé à notre avenir, nous amène à nous questionner en même temps sur notre souvenir, notre présent et notre futur.
Nommer c’est ressusciter
Dans Discours prononcés de 2005 à 2015[2], ceux, poignants, de Georges Charpak, David de Rothschild, Gilles Bernheim, Serge Klarsfeld, Robert Badinter, Elizabeth de Fontenay, Alexandre Adler, Raphaël Esrail, Boris Cyrulnik et Pierre Nora.
Je ne peux résister à vous livrer celui, fondateur, prononcé par Claude Lanzmann le 9 octobre 2005, devant Simone Veil entre autres. Projetant d’expliquer pourquoi la donation du nom est primordiale, le cinéaste, évoquant l’émotion singulière qui l’étreint, se félicite d’entrée de l’absence d’emphase du lieu d’où il s’exprime, comme si l’évidence écrasante des faits et du tribut payé l’imposait, cette simplicité. Evoquant les sobres murs des noms des 80 000 déportés de notre pays, il parle de ce qui les constitue : la dure pierre de Jérusalem, et de l’immensité de l’assassinat.
Rappelant combien nous devons à Serge Klarsfeld et son Mémorial de la Déportation des Juifs de France, cet épais volume non paginé qui publia les listes ronéotypées des déportés de chaque convoi, Lanzmann cite L’Affiche rouge d’Aragon, ce poème à la gloire des héros fusillés du groupe Manouchian, dont plus de la moitié étaient juifs.
Nommer, c’est ressusciter, en donnant la seule sépulture possible, écrit-il en évoquant les pierres tombales de ces carrés juifs qui ne recouvrirent ni cercueil ni ossements : une photographie légendée d’un nom suivi de la mention Mort à Auschwitz et puis d’une date.
Un prénom supplémentaire
Assimilant la Shoah à une attaque radicale et sans précédent contre le nom juif, le cinéaste rappelle comment Goering, dans un souci de désindividualisation qui devait déboucher sur l’extermination de masse, imposa aux Juifs et Juives d’Allemagne l’adjonction d’un prénom supplémentaire, le même pour tous, Israël pour eux et Sarah pour elles.
Il explique la diabolique entreprise de dé-nomination, ce meurtre des noms qu’un indélébile numéro tatoué sur l’avant-bras remplaça à jamais. Ce numéro qui, confie-t-il, suscite en moi l’irrépressible envie d’y poser ses lèvres, en gage de piété et respect infinis.
Evoquant le cœur-même de la Shoah, Claude Lanzmann l’assimile au funeste projet de l’absence de toute trace, ce non-lieu du crime : le crime parfait a été accompli : il n’a pas eu lieu. S’il n’était que les nazis ne réussirent pas à la détruire, l’alliance obstinée des morts et des vivants, à jamais invincible.
L’anéantissement
Pour redire l’importance vitale de la nomination, le cinéaste évoque son film Shoah, pour nous confier son tourment : il n’y avait pas de nom pour ce que lui nommait en secret la Chose, et il nous explique que Shoah, terme récurrent dans la Bible et signifiant l’anéantissement, fut choisi par des rabbins pour désigner la Chose, Shoah devenant dès lors un nom propre intraduisible , le seul qui évoquât, en les supplantant, holocauste, génocide ou Solution finale.
Evoquant Grabow, une des scènes pour lui les plus insupportables de Shoah, la perte du nom racontée dans la séquence étant comprise par lui comme un redoublement du crime, comme une deuxième mort des Juifs de Grabow, le cinéaste redit combien l’essentielle fonction du Mémorial était de faire de chacun de nous les gardiens du nom, les vigiles de six millions de noms.
Sans doute est-ce pourquoi Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, se termine par le lent déroulé des noms de toutes les victimes, dits par sa propre voix : une façon supplémentaire de faire de chacun de nous les veilleurs et gardiens du nom.
Ce n’est qu’alors que Lanzmann comprend combien, déjà en 1973, la question du nom était centrale pour lui, le film Pourquoi Israël s’ouvrant et se terminant dans la salle des noms de l’ancien Yad Vashem, ces quatre murs de ces archives de la mort occupés, du plancher au plafond, de noirs registres mentionnant les identités de morts avérés ou de disparus recherchés sans espoir par des proches endeuillés.
Quand il lui fut demandé, à la lecture du dossier Lanzmann, s’il s’agissait de membres de sa famille, lui répondit : Non, mais ce sont des gens de mon peuple, c’est pareil.
Ce qu’il veut, Claude Lanzmann, c’est parler des morts. En décrire tous les moments avec la précision la plus extrême. Les accompagner jusqu’à la fin. Face à l’impossible réparation de la radicale et déchirante solitude de leur mort réelle, au moins dire ce lien de douleur. Transmettre le flambeau, sinon cette connivence qui se passe de paroles : nous sommes juifs, nous avons la même histoire et portons le même nom.
Sarah Cattan
[1] Issu du monde culturel, politique, scientifique ou religieux.
[2] Hazkarah. Discours prononcés de 2005 à 2015. Paris. Mémorial de la Shoah.
Plus ça va, plus je pense à Marjem Laja Bursztyn, la maman de mon épouse, – Claire Bursztyn -, arrêtée lors de la tragique Rafle du Vel-d’Hiv.
Et plus je pense à Marjem Laja, plus je suis reconnaissant à Claude Lanzman pour son film documentaire Shoah, et à Serge Klarsfeld pour l’initiative qu’il a prise dans l’édification du Mur des Déportés.