Après des années de développement effréné, la chaîne qatarie doit aujourd’hui faire face aux sanctions qui s’abattent sur elle et qui compromettent son avenir.
Al-Jazeera, « l’île » en arabe (en réalité « presqu’île », en référence à la péninsule Arabique), n’a jamais aussi bien porté son nom tant elle semble aujourd’hui de plus en plus isolée et entourée par des remous géopolitiques qui la dépassent. Ces dernières semaines, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, l’Égypte et Israël ont multiplié les mesures répressives à son encontre.
Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a accusé la chaîne « d’inciter à la violence » suite aux récents événements de l’esplanade des Mosquées et a menacé d’« expulser al-Jazeera d’Israël ». Des menaces mises à exécution le 16 août quand les autorités israéliennes ont retiré l’accréditation à un journaliste de la chaîne. Les membres du Conseil de coopération du Golfe, à l’exception d’Oman et du Bahreïn, ont quant à eux indiqué que la fermeture d’al-Jazeera était l’une des treize conditions préalables à la reprise des relations diplomatiques avec le Qatar, interrompues depuis le 5 juin. Ces sanctions n’ont rien d’inédit, puisque beaucoup de pays de la région et même d’Afrique du Nord s’en sont déjà pris par le passé à la chaîne qatarie, que ce soit en arrêtant des journalistes, en fermant des bureaux ou en retirant des accréditations. Toutefois, « ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est la mise en place d’une opération concertée et conjointe de plusieurs États », note Théo Corbucci, spécialiste des médias arabes. L’auteur des Quatre vies d’al-Jazeera voit dans ces sanctions « une entente à l’échelle régionale qui renforce encore plus le poids de la revendication », à savoir celle de fermer la chaîne. Toute l’énergie déployée pour faire taire al-Jazeera traduit bien l’importance que le média a su acquérir au fil du temps. En 2000, l’ancien président égyptien Hosni Moubarak s’était exclamé lors d’une visite dans les locaux de Doha : « Dire que tous mes ennuis proviennent de cette boîte d’allumettes ! »
Une ascension spectaculaire
L’histoire de cette « boîte d’allumettes » a peut-être débuté par une frustration. Étudiant à l’académie royale militaire de Sandhurst en Angleterre, Hamad ben Khalifa al-Thani, le père de l’actuel émir qatari Tamim, aurait été exaspéré par les policiers qui, en contrôlant son passeport, lui posaient la lancinante question : « Mais c’est où le Qatar ? »
La naissance d’al-Jazeera en novembre 1996 allait constituer l’un des moyens les plus efficaces pour assurer une place de choix sur la carte du monde à ce petit État de 11 500 km² peuplé de 2,5 millions d’habitants (dont 88 % d’expatriés).
L’apparition de cette nouvelle chaîne a eu un effet considérable. Elle a marqué la fin d’une époque où l’information était jusqu’alors maîtrisée par les régimes arabes et les médias occidentaux, que ce soit à travers la BBC ou CNN. Les Saoudiens et les Libanais, qui avaient jusqu’ici la main haute sur les moyens d’information, ont vu également leur quasi-monopole disparaître. Al-Jazeera recrute des journalistes compétents et de différentes nationalités afin de garantir la pluralité des opinions exprimées sur ses plateaux. La chaîne qatarie « a été vue comme un don fait au téléspectateur arabe pour lui permettre d’accéder à une information libre et pluraliste, faite en arabe, par des Arabes et pour les Arabes, après des décennies de domination de l’information produite par les médias étrangers », observe Mohammad el-Oifi, spécialiste d’al-Jazeera et maître de conférences à Sciences Po. Ce pluralisme, ancré dans le slogan de la chaîne (« l’opinion et son contraire »), a constitué une force indéniable.
« Les esprits étaient mûrs pour un autre type d’information et les gens demandaient autre chose », note Yves Gonzalez Quijano, spécialiste des nouvelles technologies de l’information dans le monde arabe. La liberté de ton n’explique cependant pas tout. L’auteur de nombreux ouvrages sur le rôle du numérique dans la région précise que « la chaîne qatarie est arrivée sur un marché où la concurrence était quasi inexistante et où il était possible de s’adresser à un ensemble de populations présentant une relative homogénéité linguistique ». L’émission par satellite allait garantir, quant à elle, une diffusion incroyable et une notoriété planétaire. Le développement de la chaîne a été rapide et marqué par plusieurs coups d’éclat. Après le 11-Septembre, al-Jazeera a pris une dimension internationale en ayant le monopole des images en provenance de Kaboul lors de la campagne militaire américaine contre les talibans. La chaîne a mis ainsi un terme à la souveraineté médiatique américaine et la guerre sur le terrain s’est doublée d’une guerre des mots. Sur le plateau de la chaîne arabe, il n’était plus question de parler de « terrorisme », mais de « ce que les Américains appellent terrorisme ». La diffusion exclusive des vidéos d’Oussama Ben Laden a fait également partie de ces moments-clés qui ont installé durablement la chaîne dans le paysage médiatique mondial. Face à ce succès, le groupe lance en novembre 2006 al-Jazeera English avec pas moins de 800 employés de 55 nationalités différentes. En 2008, al-Jazeera comptait environ 40 millions de téléspectateurs à travers le monde.
« Le bouclier » al-Jazeera
Sa naissance en 1996 avait résulté de la peur qui animait l’État qatari. Celui-ci, coincé entre les deux géants saoudien et iranien, gardait en mémoire les images de l’invasion irakienne du Koweït en 1990. « Al-Jazeera a toujours été considérée comme un bouclier permettant au Qatar d’exister dans le champ médiatique régional et international », estime Théo Corbucci. En visant la chaîne, l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Bahreïn et les Émirats arabes unis s’en prennent donc à l’un des vecteurs les plus efficaces du Qatar. Comme le remarque Philip Seib, professeur à l’université de Caroline du Sud et auteur de l’Effet al-Jazeera (2008), les membres du Conseil de coopération du Golfe « savent que la chaîne a pendant longtemps constitué un instrument d’influence pour la politique étrangère de Doha et que plus généralement elle a été un puissant outil au service du soft power qatari ». L’Arabie saoudite et ses alliés se sont à plusieurs reprises opposés au Qatar, élève indiscipliné accusé de mener une politique en faveur des Frères musulmans qui menace la stabilité régionale tant chérie par la monarchie des Saoud.
En cherchant à faire taire le vilain petit Qatar, Riyad s’en prend donc logiquement à al-Jazeera. « Prendre des mesures contre le Qatar nécessite d’agir contre al-Jazeera, puisque sans al-Jazeera, l’influence régionale qatarie se trouverait certainement diminuée », observe Philip Seib. La chaîne est donc aujourd’hui au cœur de l’affrontement que se livrent Riyad et Doha. Yves Gonzalez Quijano voit également dans cette crise « un enjeu très symbolique qui fait appel à l’honneur et à l’orgueil » des deux puissances.
Les sanctions s’ajoutent aux difficultés déjà rencontrées par la chaîne. Les projets d’antennes en ourdou, turc ou swahili visant à conquérir de nouveaux marchés ont soit échoué, soit n’ont jamais vu le jour. La stratégie de « régionalisation de l’information, par le biais de lancements de chaînes locales ou régionales, n’a clairement pas fonctionné », souligne Théo Corbucci. Il en veut pour exemple « l’échec patent d’al-Jazeera America qui a cessé ses activités au bout de trois ans seulement ». Cette politique aurait pu pourtant donner un second souffle au groupe qui a vu son image ternie suite aux positions propartis islamistes et notamment pro-Frères musulmans qui masquaient difficilement la main de l’État qatari sur la ligne éditoriale.
Al-Jazeera doit en plus composer avec un univers médiatique qui a profondément évolué. La chaîne « s’inscrit dans un système d’information extrêmement large marqué par exemple par la multiplication des sites internet et par l’importance croissante des réseaux sociaux », précise Yves Gonzalez Quijano.
Face à tous ces nombreux défis, l’avenir d’al-Jazeera est en question. La survie de la chaîne semble garantie. Le Qatar « a tellement investi dans al-Jazeera qu’il serait surprenant de voir le gouvernement craquer sous la pression et fermer le network », explique Philip Seib. Cependant, l’issue de la crise actuelle entre l’Arabie saoudite et le Qatar déterminera sans doute les perspectives de développement futures d’al-Jazeera. D’autres sanctions peuvent être prises contre la chaîne si les membres du CCG décident d’acculer le Qatar et de le contraindre à rentrer dans le rang. Plus que les choix faits par la chaîne, c’est la politique étrangère conduite par le Qatar qui semble aujourd’hui dessiner son avenir.
Poster un Commentaire