Il y a 120 ans, le premier Congrès sioniste avait lieu à Bâle. Cet événement posa les fondements de la création de l’Etat d’Israël. Au début, les Juifs suisses sont restés plutôt neutres face à ce projet. Auteur invité, Jonathan Kreutner explique quels événements de cette période ont influencé et déterminent aujourd’hui encore le regard posé sur le sionisme et Israël.
Le sionisme: rarement un mot aura été aussi mal compris ou utilisé à si mauvais escient. «Sioniste» est souvent employé à tort comme synonyme de juif ou d’israélien. Les conspirationnistes se complaisent pour leur part à évoquer un «complot sioniste mondial». Et maintenant, de nombreuses personnes n’y comprennent plus rien parce que les Juifs suisses célèbrent le 120e anniversaire du premier Congrès sioniste. Pourquoi fêter cet anniversaire puisqu’ils sont citoyens suisses et non israéliens? Quels rapports entretiennent-ils avec Israël et quels liens ont-ils avec le sionisme?
Un mouvement nationaliste parmi d’autres
Les malentendus autour du terme «sionisme» sont faciles à dissiper. Le sionisme a été un mouvement nationaliste démocratique comme bien d’autres à la fin du 19e siècle – un parmi d’autres, ni plus ni moins. La différence étant qu’il s’est choisi un nom – le sionisme, précisément.
Son but était de donner un territoire national aux Juifs à la suite de l’effondrement des espoirs que les valeurs des Lumières et une meilleure connaissance du judaïsme mettraient fin à l’antisémitisme. Au contraire, de nouvelles idées hostiles se répandaient. Par exemple, celle qui voulait que les Juifs ne puissent jamais s’intégrer aux sociétés européennes parce qu’ils constituaient une «race inférieure», comme le prétendaient les précurseurs de cet antisémitisme «moderne» en invoquant des arguments pseudo-scientifiques.
En France, l’antisémitisme a atteint son sommet lors de l’affaire Dreyfus, du nom du capitaine Alfred Dreyfus faussement accusé de trahison. Le véritable motif de ses accusateurs était l’antisémitisme. En Europe de l’Est, les pogroms contre les Juifs se poursuivaient. Ces éléments n’avaient fait que renforcer la conviction du précurseur du sionisme Theodor Herzl et de ses compagnons de route que, malgré les efforts des Juifs pour s’intégrer dans la société européenne, ils n’avaient plus de patrie et qu’il leur fallait créer leur propre «Etat juif».
Ni pour ni contre: on était neutre
Pourtant, lorsque Theodor Herzl ouvrit à Bâle le premier congrès sioniste il y a maintenant exactement 120 ans, les Juifs suisses ont réagi avec retenue ou, autrement dit, de manière typiquement suisse. On n’était pas pour le sionisme, mais pas contre non plus. On était neutre. L’année suivante à Bâle, lors du deuxième congrès, un sioniste français a même dénoncé le «désintérêt des Juifs suisses» pour le sujet.
Deux raisons au moins permettent d’expliquer pourquoi au commencement cette idée n’enthousiasmait pas les Juifs suisses. D’une part, l’Europe de l’Est et ses pogroms semblaient bien loin et, même s’ils y rencontraient aussi un certain antisémitisme, la vie des Juifs était plutôt bonne en Suisse. Une grande partie d’entre eux y étaient installés depuis des siècles, ils étaient bien intégrés et jouissaient de l’égalité des droits depuis 1866. D’autre part, ils avaient peur qu’on mette en doute leur loyauté. «Nous voulons être de bons juifs et de bons confédérés, avait écrit un médecin juif après le premier congrès dans le Israelitischen Wochenblatt, nous ne voulons certainement pas d’une autre patrie.»
La Shoah marqua un tournant
Dans les années 30, le développement des mouvements antisémites tels que le Front national a renforcé le nombre de partisans du sionisme parmi les Juifs suisses. De nombreux Juifs fuyant l’Allemagne arrivaient en outre dans le pays, maintenant convaincus de la nécessité d’obtenir leur propre Etat. Il fallut toutefois attendre les crimes nazis pour que les idées sionistes trouvent un véritable appui en Suisse. Après la Shoah, plus aucun Juif suisse ne doutait du bien-fondé de l’exigence d’un territoire national pour les Juifs.
L’utopie devint réalité en 1948 avec la fondation d’Israël. La signification du sionisme changea du jour au lendemain: alors qu’il s’agissait auparavant de fonder un Etat juif, il s’agissait maintenant d’y vivre.
Dès le début, l’organisation faîtière des Juifs Suisse, la Fédération Suisse des communautés israélites (FSCI), a exprimé sa solidarité avec l’Etat d’Israël. Quelques heures seulement après sa proclamation, elle envoya un télégramme au Conseil national juif l’assurant de sa totale solidarité, comme le note le rapport annuel de la FSCI pour 1948. Elle craignait cependant d’être accusée de double loyauté et déclara publiquement que «les liens religieux, culturels et spirituels puissants» avec Israël ne changeaient rien aux droits et aux devoirs ainsi qu’à «l’amour, la fidélité et la loyauté» envers la Suisse.
Temps difficiles
Les temps qui suivirent la fondation furent difficiles. Immédiatement après la déclaration d’indépendance, Israël fut attaqué par les pays environnants. Les Juifs suisses prirent position en faveur du nouvel Etat qui se défendit avec succès contre ces agressions. La guerre des Six Jours en 1967 renforça encore le lien. Plus que toute autre communauté de la diaspora, les Juifs suisses manifestèrent unanimement leur sympathie qui s’exprima autant sous forme de déclarations publiques que de soutiens financiers.
A cette époque, une majorité de la population suisse sympathisait encore avec Israël – ce qui devait changer rapidement. A partir des années 70, les Juifs suisses furent de plus en plus préoccupés par l’animosité du public à l’égard d’Israël et se retrouvèrent toujours plus souvent contraints de défendre et d’expliquer la politique de l’Etat juif, même s’ils ne l’approuvaient pas toujours. Jusqu’à la guerre du Liban en 1982, pour ainsi dire aucune voix juive ne s’est élevé en Suisse pour critiquer Israël. Mais cette année-là, un groupe se forma et formula publiquement ses critiques, exprimant dans la Neue Zürcher Zeitung «sa consternation face à l’intervention israélienne au Liban». A cette époque, ces voix critiques étaient réunies sous un même toit. Et même si le groupe ne contestait pas l’idée fondamentale du sionisme, à savoir que les Juifs devaient avoir leur propre Etat, la majorité des Juifs suisses le considéraient avec suspicion.
Drapeaux israéliens brûlés à Berne
La Conférence de paix de Madrid et les accords d’Oslo au début des années 90 apaisèrent un peu l’hostilité de l’opinion publique contre Israël. Mais l’échec des négociations de paix fut suivi par la deuxième intifada, elle-même accompagnée de grandes vagues de solidarité avec les Palestiniens. Lorsqu’en avril 2002 l’armée israélienne intervint contre des militants palestiniens dans le camp de réfugiés de Jénine, l’opération suscita de très violentes critiques en Suisse. En marge d’une manifestation en faveur de la Palestine à Berne, des drapeaux israéliens maculés de croix gammées furent brûlés devant le Palais fédéral. La haine contre Israël visa également les Juifs suisses. La FSCI fut submergée par les messages antisémites, des graffitis antisémites apparurent et des Juifs firent l’objet d’attaques verbales dans la rue. Le magazine juif Tachles titra: «Alerte à l’antisémitisme en Europe: les temps les plus difficiles depuis la Seconde Guerre mondiale». La vague d’antisémitisme la plus récente a traversé l’Europe en 2014 lors de la guerre de Gaza.
Les Juifs se disputent également sur la politique israélienne
Les Juifs suisses ne sont cependant pas responsables de la politique israélienne – en définitive, la grande majorité d’entre eux ont un passeport suisse et non un passeport israélien. En Suisse, ils votent, participent aux élections ainsi qu’aux débats politiques et sociaux, assument leurs responsabilités citoyennes et font également leur service militaire. Ils peuvent avoir des opinions très contrastées sur la politique israélienne, mais la grande majorité d’entre eux sont d’accord pour estimer que les Juifs qui souhaitent vivre dans un Etat juif doivent pouvoir le faire. Le premier congrès sioniste a jeté les bases pour que cela soit possible. C’est pourquoi les Juifs de Suisse ont de bonnes raisons de célébrer son 120e anniversaire.
Jonathan Kreutner
Jonathan Kreutner est secrétaire général de la Fédération Suisse des communautés israélites (FSCI). Historien, il est l’auteur du livre «Die Schweiz und Israel. Auf dem Weg zu einem differenzierten historischen Bewusstsein» (Chronos).
Theodor Herzl dans l’art contemporain
Une exposition organisée à l’occasion du 120 anniversaire du premier Congrès sioniste se tient du 18 août au 10 septembre 2017 au Musée juif de Suisse à Bâle.
Sionisme : mouvement national et non mouvement nationaliste !