Eugène Handschuh est mort le 8 juillet. Rencontré l’an dernier, il avait raconté à «Libération» l’épopée à laquelle il participa : la tentative de fuir l’antichambre d’Auschwitz puis son évasion d’un train.
Il avait une sacrée gueule, Eugène, quand on l’avait rencontré l’an dernier, et une forme exceptionnelle pour ses 93 printemps. Eugène Handschuh, ses yeux acier rigolards et sa moustache à la gauloise d’un blanc immaculé, voulait nous conter une histoire hors du commun. Une histoire peu connue, qui touche à l’indicible et à ce qui fait qu’on survit ou qu’on disparaît : l’histoire des évadés de Drancy.
Eugène tient à nous montrer sa collection personnelle de souvenirs. Il porte beau et s’il doit extirper sa longue carcasse d’un canapé, Eugène maîtrise parfaitement les télécommandes pour lancer DVD et vieilles cassettes vidéo. L’histoire du camp de Drancy est connue ; celle du tunnel, qu’il veut nous conter par le menu, un peu moins (1). Les détails restent dans sa tête. Il a soif de raconter cette année 1943. Eugène s’inquiète de l’enregistreur posé devant lui : « Je peux parler plus fort si vous voulez.»«Ce sont les Français qui nous ont arrêtés. On est d’abord allés à la Conciergerie. C’était une abomination. Je crois que ça n’a pas changé. Ce sont les Français qui nous ont interrogés. Durement. On a pris des coups de nerf de bœuf. Puis ils nous ont passés aux Allemands, rue des Saussaies, le siège de la Gestapo. En y arrivant, j’ai cru mourir. On voyait des gars pleins d’eau qu’on traînait. Au début, je ne savais pas ce que c’était. Après j’ai su.» Il fait une pause. Silence.
«Un quart de boule de pain»
L’interrogatoire est très dur, les Handschuh sont battus, mais ils n’ont pas droit à la «baignoire». Ils sont transférés à la prison du Cherche-Midi, puis au camp de Compiègne. C’est sans doute ici que l’idée du tunnel de Drancy va naître. «On parlait beaucoup de ces évadés, qui s’étaient carapatés en creusant sur 20 mètres, dont Georges Cogniot, le rédacteur en chef de l’Huma.» Eugène refait une pause. Mais cette fois, on sent qu’il veut ménager un petit effet. Il a déjà raconté l’histoire. Il sait comment s’y prendre : «Mais eux, c’était un trou à rats»…
Pendant qu’il nous sert un verre d’eau, on l’interroge sur les conditions de détention. «Un quart de boule de pain.» Il réfléchit. «Là, au bout de quinze jours, je ne pouvais plus m’asseoir tellement j’avais mal. Je n’avais que des os. On a duré comme ça pendant deux mois. On crevait la dalle. Mais il y avait d’autres résistants, des gaullistes. Des gens sincères et courageux ; entre gens de bonne compagnie, on s’est bien entendu.» Il a rigolé, Eugène : d’autres histoires de chiens et de chats. Et puis ils sont partis à Drancy… Drancy, cette autre histoire française. Prison dès 1940, elle sert à la détention des Juifs depuis l’été 1941. Puis comme point de départ vers les installations d’extermination. Sur 79 convois de déportés juifs recensés, 67 partiront de Drancy. La famille Handschuh, sans la mère dont ils ont été séparés lors de l’arrestation, y arrive au moment où le SS Alois Brunner en prend la direction. Sa mission : accélérer la déportation des Juifs de France, comme il l’avait fait à Salonique où il avait supervisé la déportation vers l’extermination de 43 000 Juifs de Grèce, dont environ 12 000 enfants.
Hiérarchie de chefs de bloc
La méthode Brunner consiste à faire de Drancy un camp de concentration sans gardiens SS, en confiant la surveillance externe aux gendarmes français et l’administration de l’«interne» aux détenus juifs.«Si ça ne marche pas, explique l’historien Tal Bruttmann, c’est toi qui paies le prix.» La plupart des tâches quotidiennes leur sont donc confiées. Distribuer la nourriture, gérer les effectifs, faire fonctionner l’infirmerie, éviter le désordre, éventuellement dresser les listes de convois, précise l’historien français. Seul le commandement est exercé par un SS. L’arbitraire est au-dessus de chacune des têtes. «On ne déportait pas les travailleurs», rappelle Eugène, qui a réussi «à dégoter un boulot en cuisine» avec son frère, «jusqu’au jour où on décidait de les déporter». Voilà à quoi tient la survie. A rien.
C’est dans ce cadre effroyable que va naître le projet fou d’une évasion par un tunnel. Eugène sourit presqu’encore de ce bon coup joué aux nazis : «On a bénéficié de la volonté de Brunner de remettre de l’ordre dans le camp. Il fallait terrasser. On s’est servi des outils pour creuser.»Robert Blum, responsable du mouvement de résistance Combat dans l’Isère, arrêté par Klaus Barbie en janvier 1943, est le chef du bureau administratif du camp. Il va s’adjoindre les services d’André Ullmo pour mettre en place une hiérarchie de près de 285 chefs de bloc et chefs d’escalier. Ullmo en profitera pour monter une équipe de tunneliers, «un quart de l’administration juive du camp de Drancy», écrivent Michel Laffitte et Annette Wieviorka dans A l’intérieur du camp de Drancy (2).
«Les premiers travaux furent entamés le 15 septembre 1943, a raconté André Ullmo à Libération en 2001. L’équipe de base qui décida de l’entreprise était composée de Maurice Kalifat, René et Georges Geissmann, Roger Schandalow, Abraham Stern, Claude Aron et moi-même. Dans les jours qui suivirent, et au fur et à mesure des nécessités (évacuer la terre, boiser le tunnel, tasser la terre dans les caves), notre équipe devint de plus en plus importante.» André Ullmo qui faisait partie du groupe de Compiègne, a approché les Handschuh : «On va faire un tunnel. Est ce que vous êtes partants ?» Ils seront entre 40 et 70 à se relayer. Ceux qui se souviennent de la Grande Evasion peuvent imaginer le travail, l’ingéniosité nécessaire pour creuser une galerie haute de 1,30 m et large de 0,80 m, qui sera éclairée à l’électricité et boisée : travailler au fond pour percer, transporter la terre, supporter la chaleur, le manque d’air. «Chaque jour ou presque, il fallait monter sur les toits, écrit Ullmo, pour vérifier la direction de l’axe du tunnel. » En sous-sol, ce sont les 3 × 8, précise Eugène. «5 heures du matin à la cuisine, jusqu’à minuit dans le tunnel. Mon père comme nous. La souffrance de ce travail. On tombait dans les pommes. C’était dur.»
Dures aussi seront les accusations de collaboration, ou pire d’égoïsme, qui viendront plus tard hanter les survivants de ce groupe. «On nous a reproché d’avoir creusé pour ne faire évader que notre groupe, mais il était question de faire sortir tout le monde, s’indigne le vieux résistant.Pour faire évader 40 hommes, un trou à rats aurait largement suffi. Là, c’est un ouvrage à hauteur d’homme.» Eugène n’élude rien. Il n’est pas du genre à se planquer. Une leçon de courage, jusqu’au dernier souffle. Oui, certains allaient sans doute rester derrière, quelle que soit l’issue du creusage. Il dit les choses simplement, ce qui veut tout dire : «Il y avait des vieillards, des enfants… mais que ferait-on sans utopie ? On ne fait rien sans utopie.»
Aurait-il fallu, comme ce fut le cas en 1942 et 1943 à Treblinka, Sobibor et Auschwitz-Birkenau, se soulever contre les officiers nazis qui tenaient Drancy ? Quand on lui pose la question, la moustache d’Eugène frémit. Pas de colère, d’incompréhension. Qui peut comprendre la vie à Drancy, d’ailleurs ? «Attaquer des hommes armés ? Mais c’était impensable. Nous n’étions pas si nombreux à savoir nous battre, à en avoir la force. Et les représailles ?»
Sur un papier, un nom
En novembre 1943, le tunnel fait plus de 35 mètres. Combien reste-t-il à creuser ? 1 mètre ? 2 mètres ? 4 mètres ? Les mémoires sont floues. Peu importe. On ne saura jamais combien auraient pu s’évader. «Nous avions calculé pouvoir sortir le 11 novembre, avait raconté Roger Schandalow, un des membres de l’héroïque équipe, dans l’Humanité. Le 9, peut-être le 10 novembre, alors qu’il nous restait un ou deux mètres , les Allemands trouvent un pantalon avec, dans la poche, un papier d’emballage. Sur ce papier, un nom. Ils arrêtent l’interné en question et l’interrogent. L’homme ne parle pas. Finalement, les Allemands menacent de mettre à exécution leurs exactions habituelles : punir beaucoup d’innocents pour la faute d’un. Ce qui voulait dire des femmes et des enfants enfermés dans les caves, sans nourriture. Alors le prisonnier donne les noms de treize camarades, prenant soin de ne livrer que des hommes qui n’ont pas de famille dans le camp.» Parmi eux, les Handschuh. Père et fils, toujours ensemble.
Le groupe d’hommes est rassemblé dans une cave, ils sont passés à tabac. «Ils nous ont demandé de nous tourner face au mur.» Simulacre d’exécution. Puis une «récompense». «Les Allemands nous ont dit, parlant du tunnel : “Vous avez fait un beau travail, on ne pensait pas que les Juifs étaient capables de faire ça. Vous ne serez pas fusillés, on va vous déporter. Et vous allez reboucher.”» Laissés seuls dans la cave, une discussion s’engage. Elle est difficile. Les uns voyaient là une occasion de s’évader ; les autres n’imaginaient pas partir sans tout le monde. «Pour moi, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute. Il fallait sortir, ai-je plaidé. J’ai mis aux voix. La majorité s’est opposée.» Et l’entrée fut murée. Et le groupe conduit au train.
Que savaient-ils, quand ils sont montés dans le convoi 51 le 20 novembre 1943, de leur possible avenir ? Que sait-on d’ailleurs de la Shoah, en France, parmi les Juifs ? «On sait qu’il n’y a rien de bon, rappelle l’historien Tal Bruttmann. On sent qu’il y a quelque chose qui cloche, les gens sont très inquiets. On sait qu’on part pour un voyage sans retour.»
Dans le train, le groupe de quatorze hommes a réussi à rester ensemble et ils sont bien décidés à remettre ça. Grâce à Roger Schandalow, qui a fait son service militaire dans l’Est, les résistants savent que le train va ralentir dans la côte de Lérouville, près de Bar-le-Duc. Ils ont réussi à gratter des outils, mais les barreaux résistent. Heureusement, les frères Roger et Georges Gerschel, deux rugbymen, arrachent les barreaux. A la main. «On saute, on va en sens inverse du train pour aller chercher mon père qui avait sauté avant nous.» Mais impossible de le retrouver. Les trois résistants connaissaient la règle : celui qui peut se tirer ne s’occupe pas des autres. «C’est ce qu’on a fait. On avait un billet de 50 francs qu’on avait réussi à garder malgré toutes les fouilles. Direction la gare de Bar-le-Duc. Et là, des gendarmes allemands.»
Eugène pousse un très long soupir. «Quand on a vu les autres, dans la gare… des déchets humains, des rapatriés, des travailleurs obligatoires, on n’était pas mieux qu’eux. On est finalement passé inaperçus. On a pris un billet et à 6 heures du matin, on était à Paris. Direction notre planque. Mon père n’était pas là. Après huit jours, je voulais qu’on reprenne le train pour le chercher. Mais finalement, un ami nous a prévenus que mon père revenait.» Oscar, blessé en sautant du train, avait fini par se résoudre, au petit matin, à frapper à la première porte d’un village. Chez Marcel et Mariette Médard qui soigneront le père Handschuh, et enverront même leur fils accompagner Oscar à Paris. Le 16 mai 1989, Marcel et Mariette Médard seront faits «Juste parmi les nations». Comme les Domice, ou les Bernard qui auront aidé d’autres évadés du convoi 51 à se planquer.
«On a voulu oublier»
De retour à Paris, les frères Handschuh continuent leurs faits d’armes. Eugène balance, sur le même ton que «tiens, j’ai rapporté le pain» : «Lors de la libération de Paris, en août 1944, on est allé prendre la Kommandantur. Il a fallu protéger les Allemands, parce que les gens voulaient les lyncher.» Il rigole. Après la guerre, Ullmo réunit les anciens du tunnel. Enfin, ceux qui sont revenus. «Tous les mois, on faisait un dîner. Ça a duré peut-être un an. Et puis, je crois qu’on a tous voulu passer à autre chose. Ce qui s’est passé à cette période, on a voulu l’oublier.»
Le tunnel aussi a été oublié. Jusqu’à ce que des travaux pour la construction d’un gymnase ne mettent au jour ses fondations en 1980. En 2001, un arrêté classe la cité de la Muette (où était installé le camp de Drancy), tunnel compris, parmi les monuments et les sites protégés de France. Mais l’action folle, et héroïque, de résistance de ces Juifs contre les nazis n’a jamais été reconnue comme fait de résistance. Pour la mémoire de ceux qui n’ont pas réussi à revenir ? Ce sera une rude blessure de guerre pour les évadés. Eugène, lui, est mort le 8 juillet 2017. Il était le dernier survivant des évadés de Drancy.
(1) Elle a fait notamment l’objet d’un livre Nous n’irons pas à Pitchipoï, de Janet Thorpe, et d’un documentaire, les Evadés de Drancy, de Nicolas Lévy-Beff et Thibault Chatel, diffusion à l’automne, sur France Télévisions. (2) A l’intérieur du camp de Drancy, de Michel Laffitte et Annette Wieviorka, Editions Perrin, 2012.
Je suis triste d’apprendre la mort d’Eugène que je n’ai jamais rencontré. Par contre je connaissais très bien son papa Oscar et sa deuxième femme Marie ainsi que son frère Louis. Mes grands-parents ont sauvé Oscar de la déportation et certainement de la mort fin 1943.
Etant petit Oscar et Marie faisaient partie de la famille au même titre que mes autres oncles ou tantes!