Les Juifs de Fès ne sont plus qu’une petite centaine. Aujourd’hui, ils essaient avant tout de restaurer leur patrimoine. Reportage.
La porte est discrète. Une petite plaque indique que nous sommes bien au Centre Maïmonide, du nom d’un des plus grands rabbins de l’histoire séfarade et philosophe, décédé au début du XIIIe siècle. À l’intérieur du lieu ouvert en 1988, le calme règne. Des bureaux, une cour, une boucherie casher, une minuscule synagogue, un petit restaurant doté d’un bar derrière lequel un homme s’affaire. « Si vous cherchez quelqu’un de la communauté juive, il faut aller dans les bureaux. Je suis musulman. »
Direction les bureaux. Une femme tapote un clavier d’ordinateur. Une des dernières juives vivant encore dans la ville de Fès. Ils sont entre cinquante et cent aujourd’hui, sur environ 5 000 dans l’ensemble du Maroc. Elle s’arrête : « C’est pour parler de nous ? » Un instant de réflexion et elle reprend : « Vous pouvez demander à Monsieur Oliel. C’est notre boucher. Mais à cette heure-ci… Je pense qu’il dort. » Une autre piste ? « Il y a bien Monsieur Sebak, qui est notre rabbin. Mais je pense qu’il est en déplacement à Ouezzane, pour une hiloula (cérémonie juive, NDLR). »
Un pèlerinage qui réunit plusieurs milliers de Juifs a en effet lieu annuellement sur la tombe de Amram Ben Diwan, rabbin du XVIIIe siècle, que de nombreux musulmans reconnaissent aussi comme un homme saint. De toute évidence, il faut revenir plus tard. Devant la porte, deux policiers veillent, et ce même si « jamais un fassi (habitant de Fès, NDLR) n’aurait l’idée de s’en prendre aux juifs de la ville », nous confie un jeune homme qui traînait là. Les agents indiquent la direction d’une synagogue dans le centre ville, à quelques centaines de mètres. « Vous verrez, devant aussi il y a un ou deux policiers. »
Elle est fermée. Un homme âgé et ventru passe. S’arrête : « Vous cherchez quelque chose ? » Il s’amuse du vœu de rencontrer des représentants de sa communauté, bougonne qu’il préfère ne pas s’attarder − il fait quelque 37 degrés − et indique un bar, à quelques encablures. En effet, au-dessus du bar Astor, une pancarte indique : « casher ». Mais là, le gérant, musulman, déçoit une fois de plus le curieux : « Le propriétaire, Monsieur Edmond, est bien Juif… Mais il n’est pas là. » Et puis, devant une mine dépitée : « Vous voulez lui parler ? Il faut demander ‘Idmo’, dans le Mellah. Il gère le cimetière juif ». Pourtant, plus aucun Juif ne vit dans le Mellah, le quartier traditionnel juif, aujourd’hui. Tous sont installés dans la nouvelle ville.
Edmond Gabay et ses registres
En approchant du cimetière, on croise un groupe massif de visiteurs. Ils sont des dizaines de voyageurs juifs d’origine marocaine à venir visiter les lieux. « Dix dirhams l’entrée », indique le jeune gardien, un musulman qui parle quelques mots de français, d’anglais et d’hébreu. C’est avec l’argent des visites que la communauté israélite entretient les 12 000 tombes qui sont là − selon celui qui les entretient −, réunies dans ce cimetière datant du début du XVIIe siècle et témoigne de la longue histoire juive marocaine. Toutes sont peintes en blanc et le soleil de plomb qui s’y réverbère éblouit le visiteur.
Dans un coin du cimetière, on trouve le bureau du fameux Edmond Gabay, 83 ans. Assis face à un touriste, il tourne les pages d’épais registres annotés : les noms de toutes les personnes enterrées là. Le visiteur est venu d’Europe retrouver des ancêtre. Gabay tourne les pages, marmonne. Il a mis huit ans à mettre au point, seul, ces épais volumes. « Grâce à Dieu, tout va bien », ne cesse-t-il de sourire en racontant son histoire.
Lorsqu’il est né, dans le Mellah, les Juifs étaient encore entre 25 000 et 30 000. « Puis, ils sont partis », lâche-t-il simplement, avant d’ajouter : « Et moi je suis resté ». Ni lui ni les autres membres de la communauté rencontrés ne tiennent à s’attarder sur ces départs. « Il y a eu le rêve sioniste, il y a eu la peur au moment des guerres entre Israël et les pays arabes… Et puis il y avait l’envie d’émigrer vers des pays plus riches, tout simplement comme beaucoup de Marocains, Juifs ou pas », soupire l’un d’eux.
Gabay précise : « Vous savez, mes enfants sont partis. Aujourd’hui, ici, il n’y a plus que les vieux. Le plus jeune d’entre nous dit avoir cinquante ans. » Il regarde, songeur, les tombes qui lui font face et conseille : « Il faut aller faire un tour dans les synagogues du Mellah. »
De synagogue en synagogue
Deux synagogues historiques peuvent être visitées aujourd’hui. Celle d’Aben Danan et celle de Slat El Fassiyine. Cette dernière a été rénovée entre 2011 et 2013. Armand Guigui, président de la Communauté israélite de Fès, Oujda et Sefrou était là le jour où le chef du gouvernement islamiste, Abdelilah Benkirane, en compagnie de Serge Berdugo, ancien ministre, originaire de Meknès, figure de la communauté juive casablancaise, et André Azoulay, conseiller du roi, juif d’Essaouira l’ont inaugurée en grande pompe. « La communauté juive compte avant tout sur elle-même pour rénover et entretenir ces lieux », explique Armand Guigui.
Dans la mosquée Slat El Fassiyine, une plaque remercie le gouvernement allemand d’avoir mis la main à la poche. « Le fils de Simon Lévy (militant juif communiste et antisioniste, créateur du Musée du judaïsme marocain à Casablanca, décédé en 2012, NDLR) vit en Allemagne, c’est lui qui a fait les démarches nécessaire et permis cela », d’après Armand Guigui.
Aujourd’hui, moyennant dix dirhams, les touristes peuvent visiter ce lieu bâti au XVIIe siècle. Les deux synagogues du Mellah sont gardées par des Marocains musulmans. Elles ne servent de lieu de prière que pour les grandes occasions. Les juifs de Fès s’en tiennent sinon aux deux synagogues du centre ville. « Les deux autres synagogues du Mellah vont êtres rénovées bientôt », annonce Armand Guigui. « Ça en fera six sur tout Fès. »
Mais l’homme, né en 1935 − « nous étions 28 000 à l’époque » − insiste : le patrimoine juif est partout à Fès, même là où on ne le voit pas. « Saviez vous que Maïmonide avait vécu à Fès et enseigné à la Quaraouiyine ? », interroge-t-il. On dit en effet que le célèbre philosophe a vécu en face de la célèbre Médersa Bou Inania. Il avait fui Cordoue, conquise par les Almohades qui n’avaient laissé d’autres choix aux non-musulmans que l’exil, la mort ou la conversion.
Entretenir la mémoire
Et la fierté des juifs de Fès est double, nous explique Armand Guigui : non seulement leur communauté a pleinement participé à faire rayonner la ville sainte du Maroc, mais elle a aussi offert au monde juif de grands noms : « Vous connaissez les anciens rabbins de Fès comme rabbi Serfaty ? » demande encore notre spécialiste. Un lien avec Abraham Serfaty, l’opposant communiste à Hassan II et militant antisioniste, décédé en 2010 ? « Non, rien à voir », écarte-t-il d’un revers de main Guigui. « Non, les rabbins de Fès sont surtout connus pour être de très grands grammairiens de l’hébreu. Ils sont célèbres chez les juifs du monde entier ! », se réjouit-il.
Mais Armand Guigui n’a plus le temps pour parler d’histoire. Il vient à peine de rentrer d’une cérémonie à Oujda, où vivent encore cinq ou six juifs marocains. Une synagogue a récemment été restaurée dans la ville. « Vous savez, les hommes ne sont pas éternels. Alors il faut entretenir le patrimoine, la mémoire, les lieux », glisse-t-il avant de filer. Dans la soirée, le centre Maïmonide accueille plus d’une centaine de touristes juifs. Il faut dresser le couvert et disposer les plats préparés par Maklouf Oliel, le boucher de la communauté, qui depuis, s’est réveillé de sa sieste.
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