Les auteurs de « Marine est au courant de tout » ont enquêté sur la « Gud Connection », ce réseau soupçonné de malversations et d’antisémitisme omniprésent au FN.
Dans Marine est au courant de tout… (Flammarion, 409 pages, 21 euros), Marine Turchi et Mathias Destal plongent dans les eaux troubles du Front national, version Marine Le Pen. Au fil de leur enquête, les deux journalistes dévoilent les liens entre la présidente du FN et plusieurs anciens membres du GUD (Groupe union défense), ces « hommes de l’ombre » qui sont depuis des années aux manettes des finances du parti. Qui sont ces hommes accusés d’antisémitisme, soupçonnés de « petits arrangements » et d’avoir mis en place un système de « financement occulte » ? Quels sont leurs liens avec Marine Le Pen ? Pourquoi ont-il survécu à la dédiabolisation ? Réponse avec les auteurs du livre.
Le Point.fr : Qui sont les gens que vous regroupez sous l’appellation « GUD connection » ?
Mathias Destal : C’est un groupe d’amis proches de Marine Le Pen qui ont fait leurs classes militantes au GUD, au début des années 1990. Aux côtés de Frédéric Chatillon, qui a pris la tête du mouvement de 1992 à 1995, on retrouve Axel Loustau, qui est aujourd’hui le trésorier de Jeanne, le microparti de Marine Le Pen, et élu au conseil régional d’Île-de-France ; Jildaz Mahé O’Chinal, moins visible, mais dont la femme, Florence Lagarde, est présidente de Jeanne ; et Olivier Duguet, une pièce rapportée, dont on parle très peu. Comptable de formation, il est un ancien ultra du PSG qui a été videur de boîtes de nuit, et qui s’est retrouvé catapulté au poste de trésorier de Jeanne lors de la création de l’association, avant d’en être éloigné à cause d’ennuis judiciaires (il a été condamné dans un dossier d’escroquerie à Pôle emploi). Il est aussi connu comme le comptable attitré de la « GUD connection ».
Dans votre livre, comme dans le documentaire que vous avez réalisé pour Envoyé Spécial, on apprend que certains membres du groupe font des saluts hitlériens et voueraient un culte à Adolf Hilter. Sont-ils antisémites ?
Marine Turchi : À l’origine, le GUD a été créé en réaction à Mai 1968, au communisme et à l’URSS. Mais les choses vont évoluer sous l’impulsion de Frédéric Chatillon qui en prend la tête en 1992. La lutte contre l’impérialisme américain et le sionisme, et le soutien au Hamas et à la Palestine se substituent alors aux combats anticommunistes de leurs aînés. Plusieurs anciens du mouvement comme Denis Le Moal affirment que le GUD va virer antisémite précisément à cette époque et que ses membres, à commencer par leur chef, vont cultiver une véritable obsession à l’égard des juifs. Nous avons également recueilli le témoignage anonyme d’un ancien du groupe qui raconte des soirées privées organisées il y a quelques années par Loustau, Chatillon et leurs amis, où il était systématiquement question de Hitler, qu’ils appellent affectueusement « tonton ». Ces soirées ne datent pas d’il y a vingt ans…
Comment Marine Le Pen s’est-elle entichée de cette bande ?
Mathias Destal : Dans les années 1990, Marine Le Pen n’appréciait pas du tout ce groupe, qu’elle voyait comme des militants violents et sans cervelle. Eux considéraient Marine Le Pen comme une bourgeoise dont il fallait se méfier. Mais ils vont finir par se rapprocher. Marine Le Pen et les gudards fréquentaient les mêmes groupes, les mêmes bars, et les mêmes soirées. Le patron du Washington Square, l’un des QG de la jeunesse d’extrême droite à cette période, et deux amis de Chatillon, nous ont raconté que Loustau et lui avaient défendu Marine Le Pen à plusieurs reprises quand elle a été embêtée, attaquée ou insultée à cause des positions politiques de son père.
Il y avait aussi des ponts entre le Front national jeunesse (FNJ), dont le président était Samuel Maréchal, le mari de Yann Le Pen et père adoptif de Marion Maréchal-Le Pen, et le GUD. Maréchal a fait appel à de jeunes gudards pour tenir la fédération parisienne, de loin la plus importante à l’époque. Le tournant de la guerre en Irak a aussi été décisif. Quand Jean-Marie Le Pen soutient plusieurs régimes autoritaires arabes dont l’Irak, le FN va intéresser les gudards et le rendre fréquentable à leurs yeux. Il l’était moins lors de la période pro-Reagan de Jean-Marie Le Pen.
Un dernier élément permet de comprendre ce rapprochement : le mariage en 1992 de Frédéric Chatillon avec Marie d’Herbais, une amie de jeunesse de Marine Le Pen.
Pourquoi Marine Le Pen les a-t-elle entraînés dans le giron du parti ?
Mathias Destal : Tout d’abord parce qu’elle a confiance en eux et qu’ils appartiennent à son premier cercle d’amis. Mais aussi parce que Marine Le Pen, à un moment donné, va avoir besoin de s’appuyer sur Frédéric Chatillon, son réseau, et ses connaissances en matière de communication et de propagande, pour faire son trou dans le parti de son père. Chatillon a mis un premier pied au FN en 1997. À l’époque, il fabriquait ses premiers tracts électoraux pour le FN et prenait aussi des marchés dans des villes administrées par des maires frontistes, comme à Vitrolles. Puis est intervenue la scission avec les mégrétistes en 1998 : Chatillon et sa bande vont discrètement soutenir Bruno Mégret, ce que Marine Le Pen aura du mal à avaler. Marie d’Herbais va alors jouer les intermédiaires pour rabibocher son mari et son amie.
C’est à partir des années 2000 que leur collaboration va s’intensifier et que l’on va voir le clan Chatillon se ranger derrière Marine Le Pen pour l’aider dans son ascension politique. En 2003, des dîners vont être régulièrement organisés chez les Chatillon pour permettre à Marine Le Pen de rencontrer des gens qui comptent et pourront l’aider dans le futur. Lorsqu’elle va gagner en influence dans le parti, la jeune femme va faire face à l’opposition d’une partie des membres historiques du Front national. L’équipe de Chatillon sera à ses côtés pour la soutenir. On raconte notamment dans le livre comment ils vont l’aider à organiser une OPA sur le parti en 2008 contre des hommes tels que le trésorier de l’époque Jean-Pierre Reveau ou l’imprimeur Fernand Le Rachinel.
Aujourd’hui, ils jouent le rôle de chefs d’orchestre du financement des campagnes du FN grâce au microparti Jeanne, qu’ils ont mis sur pied et qui leur permet de vendre aux candidats du FN des kits de campagne (tracts, affiches, sites internet) fabriqués par Riwal, la société de communication de Frédéric Chatillon, à un prix élevé. Pour ce faire, Jeanne octroie des prêts aux candidats avec un taux d’intérêt de 6 % et récupère la somme totale après remboursement de l’État. Il y a des millions d’euros d’argent public en jeu.
Ce système est-il légal ?
Marine Turchi : Selon la justice, il est plus que limite : depuis 2012, toutes les campagnes du FN font l’objet d’enquêtes judiciaires pour des soupçons d’escroquerie au préjudice de l’État. Il est reproché à ce système de fonctionner grâce à une surfacturation des prestations vendues aux candidats et remboursées par l’État. Les juges soupçonnent aussi que le modèle mis en place entre Jeanne, Riwal et le FN ait permis d’instaurer un système de financement de parti politique par une personne morale, ce qui pour le coup est illégal.
Marine Le Pen est-elle au courant des détails de ce système ?
Marine Turchi : Quand elle a été interrogée par le juge Renaud Van Ruymbeke en 2016, elle s’est défendue en disant qu’elle ne savait rien du montage mis en place par ses hommes. Pourtant, plusieurs éléments montrent qu’elle est au courant de tout. Il y a par exemple les écoutes judiciaires entre Frédéric Chatillon et Axel Loustau, en avril 2014, au moment où l’ouverture de l’information judiciaire concernant le financement des législatives de 2012 est rendue publique. À ce moment-là, c’est la panique à bord. Loustau, qui a eu Marine Le Pen au téléphone, raconte à son comparse qu’elle est très agacée par cette information. Ce à quoi Chatillon répond : « Pourquoi ? Je ne comprends pas, elle est au courant de tout depuis le début. » Il le répète deux fois.
Et pour cause, Marine Le Pen a mandaté Chatillon et Loustau pour qu’ils s’occupent de mettre Jeanne sur pied quelques mois avant son élection à la tête du FN, en 2011.
Un autre élément que nous révélons dans le livre laisse peu de place au doute. Nous sommes à quelques semaines des élections européennes. Aymeric Chauprade (eurodéputé qui a quitté le FN) s’est refusé à prendre le kit de campagne proposé par Chatillon car il le trouve trop cher et sans intérêt. Cela aurait pu s’arrêter là, mais l’ancien conseiller de la présidente va recevoir un coup de téléphone de Marine Le Pen en personne, qui le presse de lui expliquer pourquoi il ne veut pas prendre le kit. La présidente du FN, qui dit se tenir éloignée de ces affaires de gros sous, se retrouve donc à appeler elle-même un candidat pour lui remonter les bretelles et lui dire de prendre le kit vendu par ses amis. C’est assez troublant…
Comment de jeunes militants violents se sont-ils transformés en professionnels du financement politique ?
Mathias Destal : Grâce à un homme méconnu qui s’appelle Philippe Péninque. Ancien avocat fiscaliste (c’est lui qui a aidé Jérôme Cahuzac à ouvrir son compte en Suisse), Péninque a été l’un des chefs du GUD dans les années 1970 et s’est toujours considéré comme un passeur de savoir. C’est lui qui va convaincre les gudards de la génération Chatillon de créer des sociétés pour travailler, notamment, avec le FN.
Au milieu des années 1990, Péninque va leur dire une chose qui restera gravée dans leur mémoire : « Il faut arrêter de se faire attraper, de vous battre. Il faut faire des choses de vos vies, rentrer dans le système de l’intérieur, représenter quelque chose. Et avoir une vraie influence. » Philippe Péninque peut être considéré comme le parrain de la GUD connection. Il a aidé à la mise en place d’un réseau de sociétés très dur à suivre car il bouge tout le temps. Les actionnariats se croisent. Ils font travailler leurs amis. Les femmes, les belles-sœurs, les cousines et autres prête-noms sont utilisés par souci de discrétion.
C’est aussi sur Péninque que Chatillon va s’appuyer pour mettre en place le système très complexe du financement des campagnes frontistes qui vaut au FN les ennuis judiciaires qu’il connaît. Lorsque les juges ont interrogé Chatillon, en 2015, pour savoir quel rôle jouait Péninque auprès de lui, il a répondu qu’il était comme son « ange gardien ».
Ce rôle, Péninque l’a aussi joué auprès de Marine Le Pen, qu’il a rencontrée pour la première fois en 1994. Cette année-là, les deux avocats se sont retrouvés à défendre ensemble des militants du GUD et du FNJ poursuivis pour avoir envahi les locaux de Fun Radio. Ils se sont perdus de vue ensuite, avant de se retrouver lors d’un des fameux dîners organisés chez le couple Chatillon. Après quoi, Marine Le Pen n’a plus quitté Philippe Péninque. Il l’a notamment accompagnée dans l’écriture de son autobiographie, À contre flots, ou l’a beaucoup conseillée sur des thèmes importants comme la République ou la laïcité.
Marine Le Pen a expulsé son propre père du FN au nom de la « dédiabolisation ». Pourquoi n’a-t-elle pas réservé le même sort à la « GUD connection » ?
Marine Turchi : Chauprade dit qu’elle n’est pas libre. Qu’elle est tenue par ces hommes qui ont pris le pouvoir et tiennent les finances du FN. En tout cas, quand les premières infos sur Riwal et Jeanne sont sorties dans la presse, Marine Le Pen n’a presque pas réagi, tout comme elle ne réagit pas sur le fond des soupçons d’antisémitisme. En revanche, quand Benoît Loeillet (conseiller régional de la région Paca) a été surpris en train de tenir des propos révisionnistes, il a été immédiatement suspendu. Là on ne parle pas de militants lambdas, mais de gens qui sont au cœur de la machine. Pourquoi les garde-t-elle ? Elle n’a jamais pris le temps de l’expliquer. Il ne suffit pas de dire qu’il y a des anciens du GUD chez François Fillon, comme Anne Méaux ou Gérard Longuet, pour lever les interrogations… Car eux, jusqu’à preuve du contraire, n’organisent pas des soirées de commémoration de l’anniversaire d’Adolf Hitler.
Leur présence crée-t-elle des tensions au sein du parti ?
Marine Turchi : Plusieurs cadres du parti nous ont dit qu’ils n’en pouvaient plus de l’omniprésence des gudards. Les raisons sont essentiellement idéologiques. Gilbert Collard et Louis Aliot, qui ne sont pas des seconds couteaux, ne se cachent plus pour réclamer une prise de distance officielle. Pour l’instant, les contestataires serrent les dents car ils tiennent à leur investiture. Car s’attaquer à ce groupe et contester leur présence au FN signifie aussi contester directement les choix de la présidente. Seul son compagnon Louis Aliot peut se le permettre. Pour lui, ils sont le dernier verrou de la dédiabolisation du FN.
PROPOS RECUEILLIS PAR HUGO DOMENACH
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