Alexandra Laignel-Lavastine : Comment se comporter en homme debout au XXIème siècle ?

Par Vianney Passot


FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN- A l’occasion de la publication de son dernier ouvrage, « Pour quoi serions nous encore prêts à mourir ? » , Alexandra Laignel-Lavastine démontre dans FigaroVox l’impérieuse nécessité pour la France de renouer avec une vision « sacrée et sacrificielle » de l’histoire et de la nation.

Alexandra Laignel-Lavastine est philosophe et historienne des idées. Elle est l’auteur de La pensée égarée , Islamisme, populisme, antisémitisme: essai sur les penchants suicidaires de l’Europe (Grasset, 2015). Elle vient de publier « Pour quoi serions-nous encore prêts à mourir? » (éditions du Cerf, 2017)


FIGAROVOX.- Votre dernier essai s’intitule Pour quoi serions-nous encore prêts à mourir? Le mot «encore» signifie-t-il que mourir pour un idéal est une faculté que nous avons perdue? Quand est-ce arrivé?

Alexandra LAIGNEL-LAVASTINE.- Je dirais que l »Europe s’est construite, depuis 1945, sur le désaveu du Mal radical. Le voyant revenir sous une forme imprévue et embarrassante — l’islamo-fascisme —, elle a choisi de faire l’autruche. Quant à la guerre, elle s’est perdue dans les méandres du XXème siècle. Et outre notre ramollissement consumériste, un autre facteur joue en sous-main: nous vivons sur l’idée folle selon laquelle, pour se débarrasser des tragédies du XXème siècle, il suffirait d’en finir avec le tragique lui-même. D’où le fait que nous nous savons en guerre, mais que nous ne voulons toujours pas le savoir: nous voulons avoir la paix!

Qu’est-ce qu’un homme vivant et debout ? C’est un homme encore capable de se demander pour quelles valeurs et au nom de quel héritage il serait éventuellement prêt à se battre.
J’ai choisi ce titre parce qu’une guerre se gagne d’abord dans les esprits. Or, justement, l’esprit n’y est toujours pas et c’est là notre talon d’Achille. En effet, qu’est-ce qu’un homme vivant et debout? C’est un homme encore capable de se demander pour quelles valeurs et au nom de quel héritage il serait éventuellement prêt à se battre et, le cas échéant, à se risquer lui-même. Tout est là. Il s’agit, bien sûr, d’un horizon pour guider l’action. Mais cette question n’est rien de martial ni radical, contrairement à ce que pensent les dénis oui-oui qui, en France, continuent de donner le ton. Elle est au contraire minimale: elle est même la seule qui vaille face à un ennemi qui possède, lui, de la transcendance monstrueuse et mortifère à revendre.

Les dissidents d’Europe de l’Est, eux, l’avaient compris et comme l’écrivait magnifiquement le philosophe tchèque Jan Patocka, assassiné par la police politique en 1977: «Une vie qui n’est pas disposé à se sacrifier à son sens ne mérite pas d’être vécue». Vladimir Jankelevitch disait la même chose quand il estimait qu’une vie incapable de placer ses «raisons de vivre» au-dessus de sa survie est «une vie de fourmi ou de ruminants». Sans cette noblesse d’âme, nous n’aurions pas eu un seul Résistant en France pendant la dernière guerre.

Vous vous souvenez peut-être de la controverse qui a secoué le microcosme parisien cet automne, suscitée par cette phrase d’Eric Zemmour dans un entretien à Causeur: «Je respecte les djihadistes prêts à mourir pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes plus capables». Le mot «respect» n’avait certes rien à faire ici, mais la seconde partie de la proposition («ce dont nous ne sommes plus capables») méritait l’attention, ce pourquoi elle a été symptomatiquement omise. Du reste, cette intuition n’est pas de Zemmour, mais du penseur Philippe Muray. Dès 2002, et avec une cruelle ironie, celui-ci invitait déjà les djihadistes à craindre «le courroux de l’homme en bermuda descendant de son camping-car». Il poursuivait en substance: nous vaincrons et nous serons les plus forts car nous sommes les plus morts. La question est donc de savoir si nous souhaitons, ou pas, faire mentir cette sombre prophétie.

Tous ceux qui n’ont plus ni idéaux ni principes en vertu desquels ils accepteraient de se sacrifier se sont déchaînés lors de l’affaire Guy Môquet.
Autre exemple plus ancien, mais tout aussi révélateur de notre décrépitude morale: l’affaire Guy Môquet. En 2007, le président de la République avait demandé aux enseignants de lire la lettre que ce garçon de 17 ans avait adressé à ses parents avant d’être fusillé. Sur le chemin du supplice, devant le peloton d’exécution, le jeune Résistant et ses camarades n’ont pas crié «Vive la vie!». Ils ont crié: «Vive la France!». Tous ceux qui n’ont plus ni idéaux ni principes en vertu desquels ils accepteraient de se sacrifier se sont déchaînés. Un torrent de boue sur les réseaux sociaux comme dans les pages «opinions» de la presse de gauche. Pourquoi surcharger la tête de nos enfants avec des héros, des héros morts de surcroît? Du reste, mourir pour qui? Mourir pour quoi? Mais il est vrai que les nains détestent les héros qui leur rappellent qu’ils sont des nains. Voilà où nous en sommes.

Votre précédent livre, La Pensée égarée, explorait la responsabilité de nombreux intellectuels dans le déni français sur l’islamisme, que vous ne cessez de dénoncer. Sont-ils en partie coupable de notre aveuglement?

Oui, cette «trahison des clercs» version XXIème siècle me paraît très grave, hormis quelques-uns, presque tous menacés, placés sous protection policière ou sous le coup d’une plainte du Collectif contre l’islamophobie (ce qui en dit long…), lequel CCIF déverse sa haine du matin au soir, au point qu’on se demande comment il peut encore sévir en France. Une bonne partie du monde médiatico-politique me semble tout aussi coupable en ce qu’il contribue aussi à formater les esprits dans le sens de la lâcheté et du somnambulisme, version perverse ou bons sentiments bobo-nunuche.

La gauche française est devenue authentiquement maurrassienne sans s’en apercevoir à force d’enfermer les individus à double tour dans leurs déterminismes sociaux-culturels.
La première, c’est par exemple Edwy Plenel qui, en 2013, parlait encore de «terrorisme dit islamiste», un méchant fantasme raciste donc, comme chacun aura eu maintes fois l’occasion de s’en apercevoir depuis. Après «Charlie», ce fut, entre autres, l’Evangile selon Emmanuel Todd — un best-seller quand même! — à savoir qu’au printemps 2015, il ne s’agissait déjà plus de combattre l’islam radical mais le «laïcisme radical» et les cathos (quand les islamistes massacrent!). Quant aux bourreaux, les kouachi et coulibaly, on avait mal vu: ils étaient en fait les victimes indirectes de l’exclusion post-coloniale. À suivre ces esprits tordus, les assassins du jour, les pseudo «damnés de la terre», seraient innocents par essence, comme si les musulmans étaient, selon la formule d’André Versaille, des «bébés phoques». C’est dire si la gauche française est devenue authentiquement maurrassienne sans s’en apercevoir à force d’enfermer les individus à double tour dans leurs déterminismes sociaux-culturels. Tel est l’immense paradoxe de la situation intellectuelle où nous nous trouvons.

En résumé: la France est attaquée de front: empressons-nous de lui tirer dans le dos! C’est ce que Jacques Julliard, l’icône de la Deuxième gauche, pas vraiment un abominable homme de droite, donc, appelle «le parti collabo». Il a raison. D’autant que si ces petits bourgeois d’extrême gauche voulaient faire monter le Front national, c’est réussi! Après le massacre du Bataclan, certains, peut-être un peu honteux, ont cherché à retomber sur leurs pieds. Le cas le plus pathétique est celui du sociologue Olivier Roy, avec cette formidable trouvaille: «Ce n’est pas l’islam qui se radicalise» — ah ça non, ô grand jamais! — «c’est la radicalité qui s’islamise». Pourquoi, comment? Mystère.

Après le Bataclan, les bobos parisiens ont cru répliquer en s’invitant le vendredi d’après à la terrasse des bistrots branchés. Pour trinquer… au vivre et au vivre ensemble.
La version nunuche, la capitulation par bonté, «au nom de l’Autre», celle du parti «padamalgamiste» des cools et des sympas, n’en est pas moins redoutable. J’en veux pour preuve le slogan «Tous en terrasse!» qui a suivi le Bataclan et qui m’a consterné. Les bobos parisiens ont cru répliquer en s’invitant le vendredi d’après à la terrasse des bistrots branchés. Pour trinquer… au vivre et au vivre ensemble. Les massacreurs, pardon, ces fous d’Allah forcément fous, auraient voulu «tuer la vie». Les «résistants» du jour riposteraient donc par la vie. En leur montrant que, pour nous, la vie est la valeur cardinale et qu’à cet égard, nous ne céderions pas un pouce de trottoir. Nul, sur le moment ni après-coup, n’a songé à se demander ce que cette initiative a priori bon enfant pouvait avoir de foncièrement indigente.

Pourquoi? Parce que riposter à l’amplitude du fléau djihadiste par la seule platitude du vivre relève d’un lourd contresens. Il se trouve en effet que si la vie est tout, si les individus ne sont plus capables de laisser derrière eux le sens rabougri du petit rythme vital dicté par la fascination de la vie corporelle et son enchaînement à elle-même, alors elle n’est plus grand-chose. Elle s’abaisse. Et lever le coude ne relèvera rien de grand en l’homme. Ni la tête ni le moindre défi véritable. Rien qui puisse nous élever un peu au-dessus du vivre pour vivre, bref, du vivre couché. En vérité, l’apologie tous azimuts du vivre fait cause commune avec la peur et la soumission: elle leur ouvre grand les portes.

Vous mettez aussi le doigt sur un vide sémantique qui empêche de se dresser contre le terrorisme islamiste parce qu’il empêche de le nommer clairement…

Avoir le courage de nommer l’ennemi reste en effet fondamental, nous sommes un certain nombre à le répéter — en vain — depuis deux ans. Et à se faire traiter de «néo-réactionnaire islamophobes». Certes, «le loup solitaire» a fini par regagner sa tanière et «les enfants perdus du djihad» se sont volatilisés. On n’ose plus. Mais nous avons droit à de nouvelles catégories: cet été, «le terroriste avec antécédents psychiatriques», à Orly «le terroriste défoncé» … Tout est bon pour ne pas désigner clairement l’ennemi. On préfère d’ailleurs terroriste tout court (Basque? Corse? Résurgence de la bande à Bader?) à terroriste islamiste et Daech, un acronyme muet, vaudra toujours mieux que «Etat islamique», du moment que le mot «islam» n’apparaît pas. Mais malheureusement pour nous, nos ennemis ne sont ni fous ni nihilistes, pas plus que ne l’étaient les nazis: ils sont islamistes. Et ils adhèrent fanatiquement à une idéologie à visée totalitaires, de conquête et de destruction de l’Europe.

Va-t-on se donner éternellement rendez-vous après chaque attentat pour déplorer, entre deux siestes, notre impréparation ?
Je me demande parfois si nous sommes conscients du spectacle grotesque que nous offrons au monde depuis deux ans? Va-t-on se donner éternellement rendez-vous après chaque attentat pour déplorer, entre deux siestes, notre impréparation? Titrer en une «La France en guerre», ressortir du tiroir le même éditorial horrifié et feindre de se demander pour quelles raisons le brin de jugeote qui permettrait de mieux nous protéger nous fait à ce point défaut? Phase un: sidération et compassion. Phase deux (pendant une semaine): reconnaissance contrite que le contre-projet de société porté par l’islam politique ne cesse de gagner du terrain dans nos «quartiers», comme le prouve encore une enquête récente de cet automne: la moitié des jeunes français se disant musulmans préfèreraient vivre sous la Charia plutôt que sous le droit français. Phase trois: retour au déni, à la re-sociologisation des assassins «discriminés» et au procès systématique de la France coupable.

En guise d’illustration, voyez l’insondable détresse lexicale qui saisit à tous les coups les journalistes de télévision. On les voit se débattre, après chaque attentat, entre l’obligation de mettre des mots sur des images atroces et le prêt-à-penser où ils se piègent eux-mêmes, qui se reconstitue à l’identique entre deux tueries, et proscrit l’usage de termes «stigmatisants». D’où l’impossibilité de nommer. Et quand le mot «islam» doit en plus être suivi du poncif religion-de- tolérance-d’amour-et-de-paix, comme si une religion n’était pas ce que les hommes en font à un moment donné de leur histoire ; et quand il n’est pas jusqu’au terme «islamisme» qui ne soit jugé amalgamant dans certaines rédactions publiques — on se frotte les yeux… —, les braves gens finissent par avoir un peu de mal à saisir pourquoi toutes ces vies fauchées et ces êtres martyrisés…

Le danger à persévérer dans cette voie accommodante est double: non seulement on risque d’encourager l’esprit de pogrom contre le musulman du coin de la rue et ainsi tomber dans le piège que nous tendent les islamistes, celui d’une hostilité indiscriminée à l’égard des musulmans en général ; et en prime, on fait campagne à la place de Marine Le Pen, qui n’a plus qu’à ramasser la mise. Brillante performance!

Vous pointez à cet égard dans votre livre la déclaration de Bernard Cazeneuve à la fin de l’été meurtrier 2016…

Après le carnage de Nice, après le couple de policiers égorgés et le prêtre supplicié dans son église normande (et tous ces meurtriers étaient bien connus des services de police), Bernard Cazeneuve, encore ministre de l’Intérieur, a réussi à faire cette déclaration de prime abord sibylline, à savoir que «la France a plus que jamais besoin d’une relation apaisée avec les musulmans».

S’est-on avisé du terrible aveu d’impuissance logé au cœur de cette proposition ministérielle ?
S’est-on avisé du terrible aveu d’impuissance logé au cœur de cette proposition ministérielle? Primo, Bernard Cazeneuve ne jugeait pas utile de distinguer les musulmans entre eux, amalgamant, pour le coup, les musulmans «normaux» qui s’étranglaient de rage face aux largesses du conseil d’État sur la question du burkini, et les extrémistes qui leur font un tort immense. Les voilà ainsi versés, sans vergogne, dans le même sac. Deuxio: si «la France a plus que jamais besoin d’une relation apaisée avec les musulmans» après cette vague de massacres, c’est qu’elle ne l’est pas. Elle serait donc tendue. Mais avec qui? Pourquoi apaiser nos relations avec les musulmans… paisibles? Il n’y a pas lieu, elles le sont déjà. Alors avec qui ces relations sont-elles compliquées ou conflictuelles? Réponse: avec les fondamentalistes et les salafistes dont les troupes grossissent à vue d’œil. Il conviendrait par conséquent de les caresser dans le sens du poil. En clair: apaisons les frustrations des ennemis déclarés de la République en leur donnant satisfaction. Les musulmans d’ores et déjà apaisés n’ont qu’à se taire. Cela leur apprendra à être de bons citoyens.

Serions-nous invités à comprendre que l’islam politique rallierait en France un nombre croissant de sympathisants? Si on lui demandait d’être cohérent avec lui-même et de convenir que cette idéologie est l’une des plus vigoureuse du moment et Daech une des marques les plus prisées dans nos banlieues (la France est tout de même la première fabrique de djihadistes en Europe), d’où le fait que le ministre ait précisément éprouvé le besoin d’énoncer une proposition aussi imbécile, il répondrait certainement qu’une telle vision est très excessive et relève presque du racisme. À ce stade, nous perdons, au sens strict, la raison. Plus l’islam radical nous tue pour ce que nous sommes, plus on lui déclare la paix.

Cet aspect moral vous paraît-il plus important que les décisions politiques et judiciaires, ou que le renforcement de la sécurité?

Une chose est sûre: en opposant la seule culture de la vie à leur culture de la mort, on se met à découvert. C’est en effet parce que nous sommes enchaînés au vivre bien et non plus attelés à ce que les Grecs appelaient le bien-vivre, la vie selon le courage et la vertu, que nous sommes si exposés et si fragiles. En ce sens, l’ennemi est aussi en nous-mêmes. En cela, ces différents volets sont liés. Comment être à la hauteur du défi que le djihadisme adresse, non pas tant à notre sécurité, qu’à notre civilisation? Comment faire pour se comporter en homme (ou en femme) debout en ce début du XXIème siècle?

Les soldats sont formidables, mais leurs conditions de travail sont indignes et la proportion de suicides et de divorces augmente dans des proportions alarmantes.
Pour le côté sécuritaire (police, justice, armée), les policiers font leur maximum avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec une hiérarchie qui a quinze ans de retard à l’allumage et a failli à sa mission dans les grandes largeurs, par aveuglement plus que par incompétence. Les soldats aussi sont formidables, mais leurs conditions de travail sont indignes et la proportion de suicides et de divorces, depuis la mise en place de l’opération Sentinelle, augmente dans des proportions alarmantes. Leurs consignes sont souvent incohérentes et c’est là qu’on retrouve l’aspect moral, cette guerre où nous ne parvenons toujours pas à entrer: sachez par exemple, puisque les Pâques (juive et chrétienne) approchent, que quand des militaires gardent un lieu de culte, il leur est interdit de fouiller les sacs. Il ne faudrait pas indisposer les fidèles. N’importe quel djihadiste pourra donc entrer avec une arme ou une ceinture d’explosifs et y commettre un carnage…

Vous écrivez que nous devons opposer un nouveau «sacré» à nos adversaires. De quel «sacré» parlez-vous? Un sacré religieux, philosophique, national?

Je suis convaincue que pour se réarmer moralement et intellectuellement, il y aurait urgence à ce que chacun se demande: quel sacré opposer à l’ennemi? Et ce sacré découle, encore une fois, de la question qui donne son titre à mon livre et nous devons tous nous poser: Pour quoi serions-nous encore prêts à mourir? Car c’est à cette condition, en effet, qu’un «sacré laïc» peut émerger. Mais il ne s’agit pas, à mes yeux, d’un sacré révélé ou religieux. Dans une démocratie qui ne prend plus ses ordres ni du Ciel ni de la Tradition, ce «sacré» suppose que nous soyons capables de se réclamer d’un certain nombre de valeurs universelles et non-négociables qui, seules, peuvent assurer la coexistence. Des valeurs qui nous transcendent dans la mesure où elles nous dépassent, nous engagent et ne dépendent pas de nos caprices. Or, notre humanité consiste à en répondre personnellement.

Sacré et sacrifice procèdent de la même racine.
C’est là notre seule transcendance. De fait, sacré et sacrifice procèdent de la même racine. Ce qui revient à dire que ces valeurs — en l’occurrence, celles de la République, évidemment inséparables de notre histoire nationale et des principes fondateurs de l’humanisme européen — ne se maintiennent, dans l’absolu, que de notre éventuelle disponibilité à tout jeter dans la balance pour qu’elles triomphent. Qu’il s’agisse de notre petit confort ou de notre vie même car c’est tout ce dont nous disposons. Nous n’avons rien de plus précieux.

À propos de sacré, vous évoquez votre fils parachutiste dans le prologue de votre livre et vous écrivez ceci: «Tu as juré, une main sur la Bible, une autre sur le revolver, comme hier les partizaners des forêts du grand Est. Là, j’invente. Il s’agissait du drapeau tricolore». Pour vous, la Bible et le drapeau, c’est la même chose?

Mon fils a choisi d’être parachutiste dans l’armée française, ce dont je suis très fière. J’ai osé ce rapprochement car les jeunes partisans juifs de la Seconde Guerre mondiale, souvent des adolescents d’une bravoure inouïe, avaient coutume de prêter serment, une main sur la Bible (ou la Torah), une autre sur un pistolet. Une façon d’affirmer leur détermination à défendre les leurs, massacrés par les nazis, et de le faire en choisissant de porter les armes et de rendre coup pour coup — œil pour œil. J’ai été élevé dans leur culte et j’ai dû lui transmettre!

La prière des paras ne réclame ni la richesse, ni le repos, mais au contraire l’insécurité et l’inquiétude, le courage et l’intranquillité. Cela a un peu plus d’allure que le pot en terrasse !
Sans aller jusqu’à fusionner la Bible et le drapeau tricolore, je crois qu’on peut faire l’analogie. Abba Kovner, le jeune héros du ghetto de Wilno qui s’est ensuite battu à la tête d’une unité de partizaners, disait que «le contraire de la vie, ce n’est pas la mort, c’est l’insignifiance de la vie, son abaissement». Dans la très belle «Prière du para», affichée dans tous les mess de nos officiers, nous avons la même idée. Elle émane d’ailleurs du superbe André Zirnheld, FFI, juif alsacien, professeur de philosophie, mort pour la France à 28 ans. Ce texte magnifique demande à Dieu ce qu’il lui reste, ce qu’on ne lui demande jamais: Zirnheld ne réclame ni la santé, ni la richesse, ni le repos, mais au contraire l’insécurité et l’inquiétude, la tourmente, le courage et l’intranquillité. Cela a un peu plus d’allure que le pot en terrasse!

Vous dites à la fin de votre essai que «la partie n’est pas jouée». Un réarmement des consciences et un retour au meilleur de notre culture nationale sont-ils encore possibles à vos yeux? N’est-il pas trop tard?

Je suis, en vérité, assez pessimiste. Mais Jan Patocka, à qui j’ai consacré quelques livres, disait que la philosophie doit toujours se tenir sur la ligne du front. Alors j’essaye, il nous faut de toute façon mener ce combat, nous n’avons pas le choix. D’une manière générale, il me semble que tout n’est pas perdu à condition que nous portions tous, haut et fort, un triple impératif: retrouver le courage moral d’admettre qu’une guerre nous a été déclarée (ce n’est pas rassurant), nommer l’ennemi (ce n’est pas plaisant) et mobiliser la volonté politique de le mettre hors d’état de nuire (d’où quelques inévitables petits sacrifices). Et enfin comprendre qu’un rapport de cause à effet relie ces trois exigences: sans courage moral, la volonté politique pourra toujours attendre.

© Vianney passot © Alexandra Laignel-Lavastine

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*