Le politologue Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques (Fondation Jean-Jaurès), revient sur l’évolution de l’antisémitisme et sa prise en compte par la société française.
Il y a cinq ans, Mohamed Merah tuait un adulte et trois enfants dans une école juive. A-t-on tiré les conséquences, à l’époque, de la dimension antisémite de cette attaque ?
Le caractère antisémite de l’attaque de l’école Ozar Hatorah a été plus évidemment perçu que celui de l’assassinat d’Ilan Halimi qui, en 2006, est à l’origine du nouveau sentiment d’insécurité des juifs de France. En 2006, il y a eu des hésitations jusqu’au bout. Alors qu’il était évident qu’on n’avait pas affaire uniquement à un acte crapuleux. A Toulouse, les réactions ont été assez rapides et claires. Mais ce qui a un peu assombri le tableau, c’est le sentiment de solitude qui s’est assez vite emparé d’une communauté juive qui voyait qu’au fond, le fait ne suscitait pas de mobilisation massive dans la rue.
Lors de la manifestation du 11 janvier 2015, les juifs se demandaient s’il y aurait eu tant de monde sans la tuerie de « Charlie Hebdo » avant celle de l’Hyper Cacher. Le sentiment de solitude a-t-il perduré ?
Il y a eu de la gratitude à l’égard des politiques qui ont pris la mesure de l’événement et à l’égard des forces de l’ordre. Mais effectivement, là encore, une assez grande solitude, comme si, au fond, pour l’opinion, il était dans l’ordre des choses, dans l’ordre du possible, qu’un magasin qui vend des produits casher soit une cible.
Après l’attentat de Toulouse, il y avait aussi le sentiment qu’une partie de la population n’avait pas pris la juste mesure de l’attentat contre l’école, considéré comme un acte ciblé. Evidemment, l’assassinat des enfants a frappé par son caractère horrible. Mais le reste a un peu échappé à l’analyse, notamment le fait que depuis des années déjà, les enfants des écoles juives étaient régulièrement pris pour cible par un type d’antisémitisme « de proximité », qui n’avait rien à voir avec l’extrême droite.
De quand datez-vous cela ?
Du début de l’Intifada. A Paris, bien avant Toulouse, les parents étaient inquiets des agressions verbales, mais aussi physiques, que les enfants des écoles confessionnelles, portant des signes distinctifs, subissaient à proximité de l’école, sur le trajet, dans les transports en commun, de manière très courante.
En janvier 2014, avec « Jour de Colère », puis à l’été, en marge de manifestations de soutien aux Palestiniens, des cris de « mort aux juifs » ont été lancés…
« Jour de Colère » était une manifestation marginale d’une extrême droite radicale qui avait trouvé la jonction avec une fraction difficilement qualifiable idéologiquement, mais souvent inspirée par les thématiques de Dieudonné et d’Alain Soral. Les cris de « mort aux juifs » avaient déjà été entendus dans d’autres manifestations, mais cette fois, ils constituaient non pas un dérapage, mais un motif de manifestation.
Les manifestations de l’été 2014 avaient une autre magnitude et sortaient d’une autre matrice. A l’occasion de protestations contre l’intervention militaire israélienne, au nom d’une forme d’antisionisme particulièrement dévoyé et dont l’antisémitisme ne faisait guère de doute, à Paris mais aussi à Metz ou Strasbourg, des gens ont tenté de pénétrer dans des lieux de culte et de frapper des juifs au seul motif qu’ils s’y rendaient.
J’étais à la synagogue de la Roquette le jour où elle a été attaquée. J’ai vu des groupes constitués de plusieurs centaines de personnes marcher sur une synagogue – il n’y a pas d’autres mots. Un seuil d’intensité, de détermination a été franchi. On l’a retrouvé quelques jours plus tard à Sarcelles, où des magasins ont été brûlés, où des gens ont manifesté en dépit de l’interdiction préfectorale. Manifestement, ils ne faisaient plus du tout la différence entre le droit légitime de manifester contre une action décidée par le gouvernement israélien et une manifestation antisémite.
Etait-ce un phénomène nouveau ?
On avait déjà vu le degré de virulence et de dévoiement des manifestations pour la Palestine monter à l’automne 2009, contre l’opération « plomb durci ». Au grand dam des organisations traditionnellement représentatives de la cause palestinienne, qui n’ont pas l’intention de voir leur combat politique dévoyé dans le sens antisémite. On a assisté, en 2009 et 2014, à l’apparition d’une nouvelle génération de manifestants qui ne sait plus faire la part des choses entre juifs, israéliens, sionistes et non sionistes. C’est une nébuleuse très difficile à définir idéologiquement. Qu’il y ait des éléments extrémistes, des éléments d’extrême gauche, des soralo-dieudonnistes ne fait aucun doute, mais on cherche à la fois qui organise et quel est le ciment.
Ces événements sont accompagnés de flambées d’actes antisémites. Pourquoi ?
On constate des pics d’actes antisémites à l’occasion des événements au Moyen-Orient. Mais ce qui est impressionnant sur la durée, c’est que même dans les périodes où il ne se passe rien dans le cadre du conflit israélo-palestinien, le nombre d’actes reste très anormalement élevé lorsqu’on le compare aux années 1990, avant le début de l’Intifada, ce qui infirme, en grande partie, la thèse de la causalité. On ne peut se contenter d’années où on passe de 800 actes à 400 actes.
N’est-ce pas contradictoire avec la tendance à une société plus tolérante décrite par la CNCDH ?
La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) enregistre une augmentation constante de l’indice de tolérance, qui indique que la société française, globalement, devient plus tolérante. Mais il y a aussi une montée de la violence physique qui est assez nouvelle et pas simplement symbolique. A une époque, les actes antisémites les plus médiatisés étaient des profanations, dont les auteurs appartiennent souvent à la mouvance skinhead, néonazie. Mais c’est différent du sentiment d’insécurité qui vient de ce que tous les jours, vous-même ou vos enfants, surtout si vous êtes « visiblement » juif, êtes attaqué ou insulté au seul motif que vous êtes juif.
Les juifs restent-ils une cible « naturelle » aux yeux de l’opinion ?
Il y a, non pas une indifférence, mais un certain fatalisme chez certains de nos compatriotes pour qui les juifs sont des cibles. En même temps, je sens que quelque chose bouge dans une partie du pays. Une prise de conscience, des yeux qui se dessillent sur le fait que l’antisémitisme meurtrier ou violent n’est pas uniquement l’apanage de l’extrême droite.
Il ne faut pas sous-estimer cette évolution. Il y a une large reconnaissance dans la population française du fait que nous avons affaire à un antisémitisme d’une nature différente de l’ancien et qui s’attaque aux juifs en tant que symbole de l’intégration, de l’acceptation de la laïcité, de leur rapport positif à l’Etat. Ce nouvel antisémitisme est de l’ordre de la détestation de la France. Au fond, le reproche qui est fait aux juifs, c’est d’être pleinement français. Heureusement, l’existence de cette forme d’antisémitisme se heurte de moins en moins au déni.
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