Les titres de tous les journaux, le jour de sa mort, étaient à son image: Denis Guedj se soustrait. Denis Guedj n’est plus du nombre. Denis Guedj, Mort d’un touche-à-tout de génie. C’est que sa mort, dans le milieu littéraire et dans le monde des mathématiques, fut un cataclysme et pour beaucoup une profonde tristesse: c’était le 24 avril 2010. Il avait 70 ans.
Né en 1940 à Sétif, ce professeur d’histoire des sciences et d’épistémologie, scénariste et écrivain, cet être multiple, dont le meilleur souvenir de vie allait rester mai 68, est d’abord un des fondateurs de l’utopique Université de Vincennes où il créa dès 1969 le département de mathématiques. Il a 29 ans.
Denis Guedj appartenait alors au groupe Survivre et Vivre : engagés aux côtés des étudiants dans le mouvement de Mai 68, d’éminents mathématiciens déconstruisent l’illusion que constituaient l’idéologie de la science pure et cette prétention d’objectivité et d’universalité : les mathématiques sont une composante du système économique capitaliste. Survivre et Vivre, qualifié de laboratoire idéologique de la révolution écologique, c’était autre chose que Nuit Debout.
TOUCHE A TOUT DE GÉNIE
Ce touche à tout de génie était d’abord un enseignant et Pascal Binczack, qui présida Paris VIII jusqu’en 2012, le décrit comme un collègue très attachant, émouvant même, qui mettait vraiment de lui dans sa mission d’enseignant-chercheur, et évoque une franchise parfois telle qu’elle lui valait des inimitiés dans le milieu universitaire.
Il débarqua un jour dans ma vie, vous savez un de ces cousins à la mode de Bretagne. Son bureau, où se côtoyaient les multiples éditions du Théorème du Perroquet et autres ouvrages traduits de par le monde, était son deuxième lieu de vie : il y travaillait de 9 heures à 21 heures, ponctuant sa création de coups de fil donnés à son épouse Brigitte à laquelle il lisait, au fur et à mesure, ce qu’il venait d’écrire. Denis, c’était aussi cet intello qui débarquait les soirs de chabbat, un pain arabe sous le bras, heureux de retrouver un bout de son enfance algéroise; elle était émouvante, la dichotomie de ce bourgeois habitant rue Junot et roulant en Mercedes qui avait décidé d’être de toutes les manifs, comme était attendrissant en lui ce prototype du juif pied noir qui détestait les arabes mais n’était pas sioniste, bien qu’il fût allé trois fois en Israël. Le kaddish fut lu sur la tombe de cet anar qui se revendiquait Juif.
Ce qui importait à Denis Guedj, c’était le refus de la résignation et de la soumission au pouvoir en place comme aux habitudes. Il fut donc en 2009 à l’initiative de la ronde infinie des obstinés, cette action originale qui battit le pavé parisien de la Place de Grève pendant 1001 heures pour protester contre la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite LRU.
LE THÉORÈME DU PERROQUET
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Si pour ses étudiants il fut le prof qui rendait les maths sexy et accessibles, c’est parce qu’il savait raconter et Denis Guedj fut cet écrivain prolifique qui eut l’idée géniale de nous conter qui étaient Archimède ou Thalès, relata dans Le Mètre du monde comment s’imposa le système métrique pendant la Révolution française et rencontra un succès mondial avec Le Théorème du perroquet et Les Cheveux de Bérénice en 2002.
Sa volonté de partage, les lecteurs de Libération en profitèrent en lisant dès 1990 le cahier scientifique Eurêka, puis ses célèbres Chroniques mathématiciennes où il jouait des mots de maths et de leurs sens communs dont le croisement, disait-il, révélait simultanément le secret des maths et ceux de la société : pour exemple la notion mathématique d’écart se trouva appliquée à celui qui sépare riches et pauvres et qui se creuse et quand Denis décida de faire un livre de l’histoire du mètre et de sa conquête du monde, il ne manqua pas de souligner son lien avec l’idée d’une République une et indivisible : Une seule mesure rationnelle devant laquelle les citoyens sont égaux.
Pour info, ses Chroniques impertinentes furent rassemblées dans l’ouvrage La gratuité ne vaut plus rien et autres chroniques mathématiques.
LE ZÉRO, CE RIEN QUI PEUT TOUT
Dans les romans de ce vulgarisateur savant des mathématiques s’enchevêtraient, pour le plaisir des lecteurs, intrigues et mathématiques, comme dans Le Théorème du perroquet, paru en 1999. C’est que ce gai savant avait rendu les mathématiques aussi captivantes qu’un polar et Télérama salua ce roman, le comparant avantageusement au Monde de Sophie: Le Théorème du perroquet de Denis Guedj complétera utilement les cours de maths niveau première – terminale. Mais pas seulement ! Car la curiosité toute scientifique de Denis Guedj est communicative : pour un peu, on se passionnerait pour la résolution d’une équation comme on avale un polar ! C’est qu’il nous embarquait là dans presque trente siècles d’histoire, de questions et de découvertes, sauf que tout ce qui, dans les cahiers de cours, se résumait souvent à des théorèmes rébarbatifs à réciter s’était transformé en un fabuleux voyage qui nous menait sur les traces de poètes et de philosophes, de géomètres et d’amateurs géniaux, tous frappadingues des cercles, des droites, des angles et des nombres de façon joyeuse : on apprend là comment Thalès mesura la hauteur de la pyramide de Kheops avec son ombre ou comment Pythagore établit un lien entre les nombres et la musique, comment fut inventé le zéro, par exemple, ce rien qui peut tout, mais on découvre encore que les chiffres arabes sont en fait indiens, que les nombres aussi peuvent être jumeaux et même amis ou encore rationnels, irrationnels, complexes, idéaux, rompus, absurdes, sourds, fracturés, imaginaires, et même transcendants.
Denis se plia au Questionnaire de Proust pour L’Express en 2001:
Le bonheur parfait, selon vous ?
Laissez-moi déjà imaginer ce que serait le bonheur tout court, le bonheur imparfait…
Votre plus grande peur ?
Indicible, impossible de l’énoncer, tant elle est grande.
Qu’avez-vous réussi de mieux dans votre vie ?
Mon livre Génis ou le bambou parapluie.
Votre livre de chevet ?
Le chevet, c’est ce qui soutient la tête avec douceur. Précisément l’effet qu’ont sur moi les ouvrages de Gilles Deleuze, en particulier Qu’est-ce que la philosophie? Ou Critique et clinique.
Vos compositeurs, classiques ou contemporains, préférés ?
Mozart, Richard Strauss dans les Quatre Derniers Lieder, Ferré et Barbara.
Le talent que vous voudriez avoir ?
Savoir être heureux.
Votre plus grand regret?
Ne pas savoir être heureux.
Les fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence ?
Celles que l’on commet parce que l’on a de la peine.
Comment aimeriez-vous mourir ?
En n’ayant pas peur de mourir.
A Sciences et Avenir, il parla en octobre 2009 de la dictature du nombre, omniprésent (n° de sécurité sociale, de carte d’identité, de carte de crédit, de portable…) Par ces nombres, nous sommes à la merci des grands systèmes de contrôle social, disait-il. Il n’est pas étonnant que ce soit à lui que les Editions du Seuil aient demandé d’écrire Les mathématiques expliquées à mes filles. Une fois encore, il rappela ce qui, pour lui, faisait la force des mathématiques en donnant une leçon à méditer : Une affirmation mathématique n’est pas vraie parce que c’est un « chef » qui le dit, mais parce que tout un chacun peut en vérifier la justesse ! C’est le côté démocratique des maths.
Il serait heureux, Denis Guedj, de savoir que la Directrice de rédaction du mensuel scientifique Sciences et Avenir, Dominique Leglu, qui collabore aux éditions Laffont, vient d’appeler Brigitte Guedj : l’œuvre de Denis Guedj entrera bientôt dans la prestigieuse collection Bouquins.
Sarah Cattan
Tant mieux pour sa postérité. Mais dans ce domaine je préfère quand même lire, et de loin, Bertrand Russell. Il est vrai que c’est incomparable.