Pierre Lurçat, avocat à Paris et à Jérusalem, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le sionisme et sur l’histoire d’Israël. Il vient de publier un livre passionnant qui, contrairement aux idées reçues, démontre la victoire des idées pacifistes en Israël.
Selon l’auteur et malgré ce qui circule couramment dans les médias, Israël n’est pas un pays « d’extrême droite », car les intellectuels juifs pacifistes continuent de jouer un rôle majeur dans la délégitimisation actuelle d’Israël. Le parallèle avec la situation française est saisissant et c’est ce que démontre Pierre Lurçat dans l’entretien exclusif qu’il a accordé à Yannick Urrien sur Kernews, en direct de Jérusalem.
« La trahison des clercs d’Israël » de Pierre Lurçat est publié par La Maison d’Édition.
Pierre Lurçat avec Yannick Urrien sur Kernews
Kernews : Vous dénoncez la victoire des idées pacifistes en Israël et l’on observe un parallèle étonnant avec la situation en France, notamment dénoncée dans « Le suicide français » par Eric Zemmour. On pensait que la société israélienne était à l’écart de ce courant mais la grande surprise de votre livre, c’est que finalement les travers sont identiques…
Pierre Lurçat : Effectivement, Israël est décrit dans les médias occidentaux comme un état belliqueux, comme un État où le combat pour la survie passe avant tout. Or, finalement, si l’on regarde les choses de plus près, c’est le contraire. En Israël, vous avez ce que j’appelle le faux messianisme de la paix, c’est-à-dire l’idée que la paix est préférable à tout et qu’il faut faire tous les sacrifices pour y parvenir et vous avez aussi l’idée qu’Israël doit se conduire d’une manière exemplaire. Ce n’est pas seulement une idée imposée à Israël par la communauté internationale, mais c’est une idée qui a ses sources en Israël même et chez des penseurs qui ont une influence durable sur la société israélienne.
Comment expliquez-vous ce décalage médiatique ?
L’Occident est victime du prisme qu’il s’est lui-même forgé pour regarder Israël. À force d’accuser Israël de tous les maux en considérant que c’est le méchant, face aux Palestiniens qui sont les gentils, l’Occident finit par croire à ses propres mensonges et il n’est plus capable de regarder Israël d’une manière objective.
Vous dénoncez aussi la cécité d’une partie de l’intelligentsia juive, qu’elle soit en Israël ou ailleurs dans le monde…
Je m’intéresse à ce que j’appelle la trahison des clercs d’Israël, y compris avant 1948, puisque l’on sait bien que l’État d’Israël n’est pas né en un seul jour… Il s’est forgé au cours des décennies qui ont précédé et vous aviez déjà un débat qui ressemble étonnamment au débat actuel, notamment sur les questions de morale et de politique, ou de la guerre juste et injuste.
Qui sont ces clercs d’Israël ?
J’appelle les clercs d’Israël ces intellectuels qui font passer avant tout des principes moraux abstraits, sans tenir compte des réalités concrètes de l’État et du peuple juif. C’est un débat qui remonte aux années 20 et, dès qu’Israël a été confronté à une opposition violente, puisque les premières émeutes arabes datent des années 20, il y a eu une position paradoxale chez beaucoup d’intellectuels juifs de l’époque. Ils ont dit : « Si nous devions avoir un État qui se comporte comme tous les États, avec un nationalisme armé, alors on préfère ne pas avoir d’État… » C’est ce qu’ont dit mot pour mot des penseurs aussi influents que Martin Buber, Gershom Scholem et même Albert Einstein.
Vous parlez de Buber en lui consacrant un chapitre intitulé « Histoire d’une trahison ». Trahir, c’est ne pas dire ce que l’on pense ou ne pas faire ce que l’on dit, or sa pensée a toujours été claire dans ce domaine…
Je n’ai pas inventé le concept de trahison des clercs, puisque c’est le titre du livre de Julia Benda, et je dénonce des clercs qui trahissent leur peuple au nom de leurs principes abstraits. Buber en est l’exemple type. C’est le modèle du clerc d’Israël qui trahit – au sens intellectuel du terme – parce que c’est un membre important du mouvement sioniste et, très vite, il s’éloigne du mouvement sioniste pour défendre ses propres idées, c’est-à-dire que la morale passe avant tout, donc il ne faut surtout pas que le peuple juif se salisse les mains pour créer son État.
Ce principe visant à faire passer la morale au-delà des intérêts de l’État, n’est-ce pas une idée que l’on retrouve chez les intellectuels dans la plupart des pays occidentaux ?
Effectivement, ce n’est pas un débat spécifique à Israël. Il y a finalement un parallèle entre la situation d’Israël et la situation de la France et de l’Occident en général. Quelque part, confronté à une situation extrême – par exemple à la situation de guerre que vit Israël depuis soixante ans, ou la situation du terrorisme exacerbé que la France connaît depuis un an – l’intellectuel doit tenir compte de la réalité pour infléchir sa pensée, ou alors il s’enferme dans sa tour d’ivoire pour défendre coûte que coûte ses principes. C’est le travers que l’on retrouve chez beaucoup d’intellectuels français.
On retrouve dans cette description des élites israéliennes une photographie de ce que l’on observe dans notre pays. En France, on parle des médias, des intellectuels, du syndicat de la magistrature… En Israël, c’est la même chose…
Pas tout à fait, parce que la société israélienne vit en état de guerre et elle a dû s’adapter. Les intellectuels sont minoritaires dans leurs positions.
Mais en France on dit aussi qu’une majorité de Français n’est pas en harmonie avec la classe intellectuelle et médiatique…
Je connais moins bien la situation française. Mais, à certains égards, on peut dire que la France ressemble de plus en plus à Israël. La société est obligée de faire preuve d’une résilience face au terrorisme et, finalement, on retrouve des réflexes que l’on connaît bien en Israël. Le civisme en temps de guerre ou l’acte de bravoure des héros anonymes, ce sont des choses que l’on connaît bien en Israël.
Vous dénoncez cette rhétorique apocalyptique dans le discours politique israélien sur le thème qu’il y aura des catastrophes si Israël ne fait pas de concessions territoriales ou si Israël n’accepte pas les exigences de ses ennemis. On retrouve ce raisonnement intellectuel en France sur la question de l’immigration ou sur celle de l’islam : « Il ne faut pas mettre d’huile sur le feu pour ne pas embraser les choses et espérons que cela ne va pas s’aggraver… »
C’est la politique de l’autruche : faisons comme si tout allait bien et peut-être que l’avenir nous donnera raison et, surtout, n’aggravons pas la situation… C’est toujours la tentation des démocraties face à un ennemi totalitaire ou à un ennemi non démocratique : « Si on accepte ses exigences, peut-être va-t-il se calmer… » C’était la France de Daladier dans les années 30. Il y a toujours cette tentation en France face aux exigences islamiques.
Vous dénoncez le rôle d’influence du quotidien Haaretz. Ainsi, même en Israël, vous avez votre Monde…
On a notre Monde aussi… Le journal Haaretz est l’un des plus anciens quotidiens israéliens. Il a une histoire prestigieuse, c’est l’organe de la radicalité gauchiste israélienne : on critique toujours ce que fait le gouvernement israélien, qu’il soit de gauche ou de droite, puisque c’est la même chose aux yeux de l’extrême gauche, et on utilise des arguments qui n’ont pas leur place dans une société en guerre. Tous les arguments que l’on entend en Europe dans la bouche des plus grands ennemis d’Israël, on les retrouve dans le journal Haaretz et ce n’est pas un hasard si beaucoup d’articles de ce quotidien sont traduits sur certains sites européens très engagés. Les gens répètent d’une manière pavlovienne que c’est le journal des gens qui pensent, parce que c’est un journal qui a une certaine tenue intellectuelle. Mais c’est souvent de l’antisionisme…
Israël ne se comporte pas comme un pays en guerre sur le plan juridique. Vous nous apprenez que les associations financées par des États étrangers sont autorisées maintenant à présenter des recours devant la Cour suprême contre des décisions administratives ou politiques… En Russie, Vladimir Poutine a demandé aux associations financées par l’étranger de se déclarer… On voit que l’on est très éloigné de cela en Israël…
Exactement. Y compris sur des sujets aussi cruciaux que ceux qui relèvent de l’armée. En droit français, on dit qu’il y a un domaine réservé et, en Israël, depuis l’époque du juge Barak qui a mené la révolution constitutionnelle que je décris dans mon livre, tout est devenu justiciable et ce pouvoir des juges a été utilisé dans un sens bien précis, en laissant toutes ces ONG, qui sont souvent des groupuscules qui comptent deux ou trois personnes, mais qui ont un budget considérable en provenance de l’Union européenne et qui sont toujours dans le but d’affaiblir Israël face à ses ennemis. C’est un grave problème que connaît aujourd’hui la démocratie israélienne. Il n’est pas concevable de laisser des intérêts extérieurs à Israël dicter ce que doit être sa politique sur des sujets aussi importants que la défense nationale.
Face à cela, certains intellectuels sont obligés de se censurer face au poids du politiquement correct, y compris les rabbins, pour ne pas s’attirer les foudres du procureur de l’État… Là aussi, comme en France, on ne peut pas tout dire…
C’est ce qu’il y a de plus terrible, dans l’État d’Israël souverain, qui a retrouvé sa terre après deux mille ans d’exil. Certains rabbins en viennent à développer leurs idées en cachette pour ne pas être poursuivis en justice, comme c’est arrivé il y a quelques années lorsque des rabbins ont été poursuivis pour avoir dit que le droit juif de la guerre permettait de tuer des civils ennemis, dans certaines circonstances, évidemment… Cette idée a fait scandale aux yeux du journal Haaretz et du procureur de l’État. Si l’on creuse un peu, on s’aperçoit que ce sont des associations, là aussi à financements étrangers, qui ont mené cette croisade contre des rabbins…
Justement, il y a actuellement cette polémique sur le droit de la guerre : faut-il que Tsahal applique le droit juif de la guerre ?
L’idée fondamentale, dans le droit juif de la guerre, dans l’Antiquité, c’est que pour gagner la guerre on peut faire des choses que l’on ne ferait pas en temps de paix. C’est une idée qui peut sembler évidente, mais que l’on a parfois tendance à oublier. Donc, pour gagner la guerre, on fait des entorses à la morale naturelle et à l’éthique fondamentale car, face à des ennemis, on ne peut pas se comporter de la même façon que lorsque l’on est face à des gens civilisés… C’est quelque chose que l’on a eu tendance à oublier en Occident, mais aussi en Israël. La question est de savoir si l’on doit gagner la guerre ou si l’on doit gagner un concours de morale… Il faut choisir entre les deux. C’est le dilemme auquel Israël est confronté depuis sa création. Pendant très longtemps, on a considéré que le plus important était de gagner la guerre. Aujourd’hui, on a un peu oublié cela. Par exemple, quand on se bat contre le Hamas à Gaza, on prend des précautions inouïes pour diminuer le nombre de morts civils palestiniens, alors que le Hamas fait exactement le contraire… Il veut multiplier le nombre de morts civils et, paradoxalement, c’est Israël qui cherche à protéger les civils palestiniens, y compris en exposant des soldats israéliens.
Mais ce droit juif de la guerre ne diffère pas vraiment de celui qui est appliqué dans toutes les guerres ?
Quand Israël en vient à appliquer des normes éthiques démesurément élevées, ce sont les pays européens, dans les forums de spécialistes du droit militaire, qui disent : « On ne pourra pas faire ce que vous faites. On ne peut pas se battre contre des terroristes en faisant ce que vous faites avec le Hamas à Gaza, en prévenant à l’avance la population civile des bombardements futurs ». D’un côté, l’Occident reproche à Israël de se défendre trop vigoureusement face au Hamas, de l’autre, quand Israël applique des normes trop élevées, ce sont des spécialistes européens qui disent que cela va trop loin… En conclusion, si Israël veut être un exemple pour le monde entier, ce n’est pas en étant celui d’un État qui se comporte beaucoup mieux que les autres, mais c’est en étant celui qui va être le plus exemplaire dans sa manière de vaincre son ennemi.
tout est simple avec ce monsieur. je l’envie.
La difficulté, pathétique d’Israël est d’avoir à mesurer en permanence : le “comment défendre son propre peuple”, tout en restant humaniste. C’est la première fois qu’un article est écrit sur ce sujet et en impliquant le miroir de l’Occident.
L’auteur fait preuve delucidité et de courage dans le milieu intellectuel. Effectivement on est tous bisous nounours ou belliqueux.
C’est Athènes contre Sparte.
Le monde arabe est totalement conscient et fait tout pour augmenter le contexte tragique de ce dilemme. Il sait qu’il ne peut pas détruire Israël, alors il faut l’empêcher de vivre et faire tout pour le démoniser, au regard du monde entier.
Dans le désir de conquête du monde de l’Islamisme, la vie humaine n’a pas de valeur pourvu que l’honneur soit sauf. Alors qu’en Israël la vie est sacré avant toute question d’honneur. C’est sur cette corde là que se joue un combat de type messianique.
Ismaël ne peut pas tolérer la primauté d’Israël devant Allah et les hommes.
Telle est la tragédie qui sépare si violemment les deux frères !
Excellent article qui confirme ce que j’ai écrit (avec beaucoup moins de talent!) dans plusieurs articles parus dans d’autres site.
“Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent” (Victor Hugo). Sujet de ma 1er dissertation en classe de 3e où j’ai obtenu une fort mauvaise note, et ce bien avant 1968. Après cette date il est fort probable que ma note eût été meilleure. Quoi qu’il en soit entre guerre et morale, laxisme et rigueur, résignation et combattivité, lâcheté et courage même au prix de l’effort, des sacrifices et des souffrances, nos ennemis ont choisi. Nous avons aussi le droit de choisir entre vivre même au prix de la lutte ou disparaitre la conscience tranquille.