Chaque année, le calendrier liturgique du judaïsme commence par des solennités ou des fêtes austères. Dans le judaïsme, Le Nouvel An, suivi dix jours plus tard du jeûne de kippour s’oriente autour de trois grands axes: confesser ses fautes et implorer le pardon divin, réaliser que Dieu est le créateur de l’univers et, enfin, méditer la symbolique de la ligature (et non du sacrifice) d’Isaac. C’est le sommet que la spiritualité juive atteint en ces journées de prières et de contrition.
L’enseignement tiré de ce triptyque tient en peu de mots: l’infinie miséricorde divine accordant la rémission des péchés et la supériorité de la conscience morale de l’homme qui affirme ses droits: à une humanité éthique répond donc une divinité monothéiste, amie de l’homme, ne souhaitant que son repentir et non point sa mort. Dans le contexte monothéiste, la prière peut amadouer Dieu et provoquer en lui une sorte de mutation puisqu’il abandonne la rigueur implacable du jugement pour dispenser bienfaits et bénédictions. On peut parler de théurgie: le repentir sincère de l’homme est générateur de miséricorde divine. Une telle démarche heurte frontalement le dogme de l’immutabilité de Dieu et le concept de sa volonté éternelle. Mais voilà, c’est le paradoxe de l’orant qui croit de toutes les fibres de son être que la divinité prête l’oreille à sa prière et est prête à suspendre cette loi d’airain qu’est le destin qui pèse sur nos vies.
On comprend mieux, désormais, le choix de cette appellation: les solennités ou les fêtes austères de ce début d’année. Entre le Nouvel An et kippour (le grand pardon ou le jour des propitiations) s’écoulent dix jours, dits de pénitence, une sorte de séance de rattrapage, au cours de laquelle les pauvres pécheurs que nous sommes s’efforcent de faire amende honorable afin que Dieu nous inscrive dans “le livre de la vie ou des vivants”, comme le dit la métaphore religieuse afin de se faire comprendre du plus grand nombre.
Voici deux prières qui brillent par leur vocation universaliste: les orants implorent Dieu de donner de la semence au semeur et de la nourriture au mangeur. Un peu plus loin, on prie Dieu que l’année nouvelle soit une année au cours de laquelle aucune femme ne déplore la perte du fruit de ses entrailles… Dans les deux cas, il n’est jamais question d’appartenance confessionnelle juive. Ces deux pétitions illustrent le caractère universaliste de cette journée où Israël est censé prier en premier lieu pour l’ensemble de l’humanité. C’est là le sens profond de l’élection d’Israël: il prie d’abord pour les autres et ensuite pour lui-même… C’est pour cette raison que la figure, à la fois tutélaire et charismatique, d’Abraham est omniprésente.
Kippour remet à l’honneur le seul instrument de musique dont le peuple juif est familier depuis l’Antiquité biblique: la corne de bélier (shofar). En réalité, cette sonnerie ne vise qu’à signaler la fin de la prière et du jeûne, mais pour la conscience religieuse, elle est devenue synonyme d’exaucement des prières. Les sons continus ou saccadés de cette sonnerie plongent l’orant dans un état de vigilance et l’incitent à reconsidérer tous les actes de l’année écoulée. Mais il y a aussi une symbolique moins évidente: le fait d’immoler un bélier en lieu et place d’un être humain et de se servir de sa corne (instrument symbolisant sa puissance) pour rendre culte au Dieu unique, devait montrer que cette nouveauté théologique était à la mesure de la révolution monothéiste (Ex. 14).
Kippour… Ce terme représente à lui seul le point culminant de la religion et de la spiritualité juives. C’est, comme on le dit en langue araméenne selon le traité talmudique qui porte son nom YOMAH, le jour crucial, il n’en existe pas d’autre, celui au cours duquel se décide, nous dit-on, l’avenir de l’humanité, à la fois au plan individuel et au plan collectif. C’est le jour qui suit l’épreuve du jugement lorsque tous les hommes défilent devant le tribunal céleste qui juge leurs actions. Seront-ils condamnés, seront-ils rédimés? Tout dépend, nous dit-on, de la sincérité de leur repentir et de leurs bonnes résolutions pour l’avenir. Le talmud use d’une formule araméenne qui stipule que Dieu exige le cœur (Rahamana libba ba’é).
Dans la Bible on insiste tant sur cette journée de contrition et de jeûne où l’homme doit faire son examen de conscience afin de retrouver une sorte de pureté et d’innocence originelles. Mais l’institution synagogale s’explique surtout par la destruction du Temple de Jérusalem dont la fonction majeure était justement d’accorder la rémission des péchés, moyennant l’immolation d’un animal, comme le prescrivait le culte sacrificiel de la caste sacerdotale. La destruction du temple de Jérusalem a totalement changé le centre de gravité du judaïsme puisque le culte sacrificiel qui permettait l’effacement des fautes n’existait plus et qu’il fallait bien trouver autre chose. C’est alors que le souffle de nos lèvres, c’est-à-dire la prière, s’est imposé en lieu et place de l’immolation d’animaux.
Si, au cours du Nouvel an, les lectures bibliques comprennent les chapitres XXI et XXII du livre de la Genèse où la naissance d’Isaac est présentée comme le miracle équivalant à celui de la création de l’univers, les péricopes choisies pour kippour par la tradition portent sur les unions illicites, les interdits sexuels. Pour le judaïsme, comme pour toute religion digne de ce nom, la morale sexuelle est la ligne rouge séparant l’humanité de l’animalité. Toute une série de nudités interdites sont énoncées et l’homme est sommé de ne pas enfreindre de telles lois énumérées dans le livre du Lévitique.
L’autre passage le plus important de ces lectures de la Tora porte sur les chapitres du prophète Jonas, un texte qui montre que la miséricorde divine n’a pas de fin et ne demande qu’à se manifester au bénéfice de l’homme, à condition qu’il fasse amende honorable et se repente sincèrement.
Les enfants adorent cette lecture surtout lorsqu’elle est faite en français et en hébreu. On voit un prophète, insouciant et sûr de lui, qui veut fuir loin de Dieu, s’embarque sur un bateau qui menace de faire naufrage, est jeté à l’eau par les marins, finit dans l’estomac d’un monstre marin d’où il adresse au Seigneur une vibrante prière… Cet épisode est très émouvant: même dans les entrailles du monstre marin ( mi-mé’é ha-dagga) Jonas adresse une prière à son Dieu qui l’exauce. Rejeté sur le rivage, Jonas, tout secoué, accepte de remplir sa mission et de se rendre à Ninive, la métropole régionale.
Jonas annonce au roi que la ville sera détruite dans trois jours par décret divin, en raison de ses innombrables fautes. Emu, le roi décrète trois jours de jeûne et de repentir, tant pour les hommes que pour les animaux. Et lui-même troque ses vêtements royaux contre le cilice d’un pénitent ordinaire. Dieu, qui préfère le cœur, c’est-à-dire la sincérité du repentir, n’y est pas insensible et accepte d’accorder sa grâce aux condamnés: Dieu n’est donc pas inflexible, et aucun fatum ne plane sur les hommes. Mais Dieu ne sait pas qu’il aura aussi à gérer le mécontentement de son prophète qui lui reproche d’être trop compatissant. Dieu fait alors pousser un arbuste qui protège Jonas d’un soleil de plomb. Mais aux premières lueurs de l’aube, ce petit arbre meurt et Jonas est pris d’une colère homérique.
C’est alors que la Bible administre sa leçon: Jonas voulait mourir en voyant qu’une petite végétation avait disparu et que dire de Dieu qui aurait été contraint de décréter la condamnation à mort de centaines de milliers d’êtres….
C’est la leçon de kippour qui montre aussi que le judaïsme éclairé et bien compris est la religion de la grâce, du pardon et de la miséricorde. Ce n’est donc plus le Dieu jaloux, ce fameux Dieu cruel que même une pièce de Racine critiquait et qu’on nous apprenait au lycée.
Cette légende du prophète Jonas se lit comme un conte de fées. Or, les contes ne finissent jamais mal.
Spécialiste de la philosophie médiévale et du renouveau de la pensée juive en Allemagne depuis Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem et à Martin Buber, Maurice-Ruben Hayoun est professeur des universités et auteur d’une cinquantaine d’ouvrages. Son dernier ouvrage paru est Martin Buber (Pocket, 2014)
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