La première fois que j’entendis de la bouche d’un rabbin du Maroc que la religion n’avait rien à voir avec la tradition, j’avais eu du mal à comprendre sa portée. Toutes nos attitudes et agissements comptaient, à mes yeux du moins, comme faisant partie de la religion juive.
J’avais été dûment prévenue par ma mère, comme par ma grand-mère d’ailleurs, qu’il fallait se comporter d’une façon particulière face à certains débouchés. Les femmes surtout étaient interdites de visiter des lieux saints et des cimetières durant leurs mauvais jours. Cela devenait terriblement encombrant lorsque nous nous trouvions au sein d’un groupe mixte et quelques unes d’entre nous se voyaient contraintes de demeurer en arrière.
Il faut croire qu’à la longue, nous les filles avions appris à nous faire à notre condition spécifique.
Il y avait cependant certains sujets qui me déplaisaient mais qu’il fallait, vaille que vaille, appliquer. La tradition qui nous interdisait le port de vêtements de certaines couleurs, me semblait vraiment incongrue et ridicule. Qu’est-ce que la couleur pouvait avoir comme influence sur nos vies ? Pourtant, chaque famille n’avait d’autre choix que de s’interdire une couleur décrétée comme néfaste à ses membres…. Comment ces familles définissaient cette couleur, je ne le saurais jamais. Lorsque j’avais posé cette question à ma mère, son unique réponse avait été : “De mon temps, on obtempérait sans demander son reste.” C’était clair, succinct, et donc il fallait me faire à l’idée que jamais je ne pourrais porter du bleu, puisque c’était la couleur que la famille de mon père avait supprimée de sa gamme. « Sache toutefois, ajouta ma mère, comme prix de consolation, que cette interdiction pourrait changer lorsque tu te marieras. Tu pourras alors troquer la couleur qui t’était interdite par celle éliminée par la famille de ton époux. Moi, par exemple, c’était la couleur des grains de cumin que l’évitais avant mon mariage avec ton père. Je suis passée au bleu après mes épousailles ».
Je me retins avec grande difficulté d’éclater de rire.
En fin de compte, j’étais si accablée que je faillis fondre en larmes. Je me serais bien accommodée avec la couleur des grains de cumin ou le noir que je haïssais, mais pas le bleu que j’aimais tant.
Et apparemment, ma mère me cousait depuis ma naissance des robes, des vêtements, des chemises de nuit de toutes les couleurs hormis le bleu. J’avais droit au jaune poussin, au vert tendre, au rose, au blanc et au rouge… mais jamais de bleu. Même la couverture dont je me servais la nuit n’était pas bleue.
Je râlais devant ces jolies robes bleues, ces dentelles couleur des cieux auxquelles je n’avais aucun droit. Obtempérer était la devise, et donc, je fuyais tout ce qui était bleu comme on fuit la peste. Ma mère m’avait prévenue que je risquais de tomber malade ou que sais-je, de quitter brusquement ce monde, si je tentais d’en faire fi. Cela avait fonctionné à merveille et la Thérèse s’éloignait du bleu à toute opportunité. Je n’ose vous décrire le visage décomposé d’un ami de classe qui vint me rendre visite tenant dans ses mains, un bouquet de bleuets des champs. Je l’avais supplié en toute panique, de s’en défaire.
Cette situation se perpétua jusqu’à l’âge de quatorze ans, lorsque je fis la connaissance du nouvel enseignant, Rabbi David Sabbah, qui m’expliqua, en long et en large, la signification de la tradition, des superstitions et des véritables lois du judaïsme.
« Les juifs du Maroc, m’avait-il expliqué, ont vécu trop longtemps aux côtés des indigènes et en furent à plusieurs degrés influencés. Je suppose que tout comme ma mère, la tienne t’a interdit de verser de l’eau bouillante dans l’évier par précaution pour nos voisins souterrains – les Djinns. Combien de fois nos mères ont versé de l’huile d’olive ou cassé un œuf par terre à l’emplacement où elles ont par accident, versé quelque chose de bouillant, tout en murmurant des excuses inaudibles aux Djinns, nos voisins, pour leur gaucherie. Je n’ignore pas que cela pourrait faire pouffer de rire tout un escadron de personnes, mais vu leur ignorance et candeur, ces rites revêtaient une forme toute à fait insolite, mais persistante. Il m’a fallu bien des explications et des éclaircissements afin de les extraire de leurs frayeurs. Il y a eu, nul doute, quelque coïncidence qui les avait poussées à adopter ces mesures si bizarres soient-elles. Je suppose que le temps et la connaissance pourront remédier à ces superstitions ».
Il m’a fallut bien du temps pour me débarrasser de tout ce qui faisait partie de mon environnement depuis ma naissance. J’avoue qu’à ce jour, je n’arrive pas à verser de l’eau bouillante dans l’évier sans automatiquement ouvrir à plein le robinet d’eau froide pour diminuer sa température… C’est ridicule et même enfantin, mais qui d’entre nous ne se sent pas parfois prisonnier de son enfance.
SHANA TOVA À TOUS
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