Lev n’était pas sûr de vouloir aller dans la nouvelle école, alors nous avons fait une liste des «pour» et des «contre». La colonne des «pour» a été vite remplie avec la petite écriture illisible et adorable de Lev. Du côté des «contre», il n’y avait qu’un seul mot écrit en grosses lettres : LOIN !
C’est vrai que la distance est un paramètre important dans le choix d’une école. Surtout quand les parents n’ont pas de voiture. Mais les mots serrés de la colonne des «pour» l’ont emporté et nous avons inscrit Lev dans la nouvelle école. Les trois moyens d’y aller sont le taxi collectif, le vélo ou à pied. Le taxi et le vélo sont des moyens rapides mais, pour ma part, j’ai essayé tous les matins d’incliner la balance en faveur de la marche. Le Tel-Aviv de sept heures et quart a un charme fou. Les rues somnolentes sont pleines d’oiseaux, de chats qui s’étirent et on n’y croise presque personne.
Au début, sur le chemin de l’école, nous jouions à «Où sont-ils passés ?» et chacun à tour de rôle devait inventer une histoire sur les gens qui se déverseraient dans les rues un peu plus tard. Des extraterrestres les avaient enlevés, ils étaient partis dans un monde enchanté et créaient un autre pays, où on parlait l’hébreu, dans les savanes d’Afrique. En fait, peu importait où ils étaient, mais leur absence nous permettait de capter des sons, des détails, impossibles à distinguer dans le brouhaha de la ville, de parler de choses que nous n’avions pas le temps d’aborder dans la journée. Comme par exemple :
«Quel est le super-héros qui a le plus d’humour, Spiderman ou Hockey ? (Spiderman dans Knockout.)
– Quels superpouvoirs aurions-nous envie de choisir ? (Lev voulait régner sur les champs magnétiques ; quant à moi, je rêvais d’un «caca magique», un super-pouvoir qui permettrait de faire un caca tellement sec qu’il serait inutile de s’essuyer les fesses.)
– Et si le Premier ministre nous proposait un poste dans son gouvernement, lequel choisirions-nous ?» (Moi, je voulais être ministre de l’Education et Lev ministre des Desserts ou ministre sans portefeuille.)
Pendant le long voyage vers l’école, il y avait des stations : l’épicerie du chauve où nous achetions des bagels et parlions un peu de sport ; la boutique de jus de fruits frais où nous buvions un shake banane-dattes et écoutions le propriétaire aux yeux chassieux nous parler de son bébé qui ne dormait pas la nuit ; la place avec les pigeons sans-gêne qui occupaient tous les bancs et faisaient un vacarme d’enfer si nous essayions de nous asseoir à côté d’eux pour nous reposer un peu. Pour moi qui n’ai presque pas d’habitudes, cette promenade matinale avec Lev est devenue l’unique rituel de ma vie. Un réveil lent et agréable dans un monde encore somnolent, jusqu’à un soir où Lev a eu avec Shira et moi une conversation qui nous a quelque peu secoués.
Tous les enfants de sa classe vont seuls à l’école, nous a-t-il dit, lui aussi avait grandi et n’avait plus besoin d’être accompagné. J’ai bredouillé qu’il habitait plus loin que les autres enfants, mais dans un acte de traîtrise perfide, Shira a dit que si le trajet était long, il n’était en revanche pas dangereux et, le cœur brisé, j’ai déclaré que je n’avais aucune objection à ce que Lev aille désormais seul à l’école.
Le lendemain matin, la séparation fut difficile. Non pas la séparation d’avec Lev, qui semblait plus excité et déterminé que d’habitude, mais le voyage ensemble auquel je m’étais tant habitué. Le soir, Lev a raconté qu’il avait marché très vite et était arrivé à l’école dix minutes plus tôt que d’habitude. Le jour suivant, il a battu son propre record avec deux minutes de plus d’avance. Le troisième matin, je suis descendu avec lui, pieds nus avec mon sac-poubelle, et je lui ai dit que j’étais fier qu’il aille seul à l’école, mais que s’il en avait envie, j’étais prêt à l’accompagner un jour. Pas pour le surveiller, ai-je précisé, mais pour notre promenade matinale. Il ne m’a pas répondu, il a juste fait «hmmm» et, au moment où je m’apprêtais à remonter après avoir jeté le sac-poubelle, il m’a dit : «Tu viens ?»
C’était il y a six mois et depuis, nous faisons ensemble le trajet de l’école. D’après les conversations à l’épicerie, le sport israélien a encore besoin de s’améliorer, les pigeons sans-gêne de la place sont de plus en plus gros, et le bébé du marchand de jus de frais fait des nuits complètes sans se réveiller, ni même appeler «Maman !»
Ce matin, le 1er juillet, premier jour de vacances, le vacarme des oiseaux nous a réveillés. Après nous être lavé les dents et habillés, Lev a ouvert la porte de l’appartement et m’a fait un signe de tête. Nous sommes descendus et nous avons commencé à marcher vers l’école en silence. «C’est super les vacances, hein ?» j’ai dit à Lev d’un air dégagé, histoire de m’assurer qu’il en était conscient. «C’est clair», a-t-il dit en se baissant pour caresser un chat, «plus de cartable à transporter.»
Etgar Keret Ecrivain, cinéaste et scénariste de bandes dessinées.
Etgar Keret, Dernier livre paru: Sept Années de bonheur, éd. de L’Olivier, 2014.
Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech
Source : http://www.liberation.fr/debats/2016/08/30/sur-le-chemin-de-l-ecole_1475537
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