Dans le prolongement du précédent papier où l’auteur de ces lignes s’interrogeait sur les conséquences irréversibles entraînées par la destruction du temple de Jérusalem et l’exil qui s’ensuivit, on peut se demander aujourd’hui si l’histoire juive, même très récente, a enfin réussi à surmonter ce traumatisme qui a largement modifié l’image et la configuration de cette nation.
La question qui se pose est toute simple: les juifs sont ils un peuple, une communauté nationale ou une simple communauté religieuse, une religion, parmi tant d’autres? Vivent-ils de plain-pied avec leur temps ou développent ils, à la suite de leurs prérogatives religieuses, une vie bien spécifique qui s’apparenterait plus à une survie qu’à une vie normale? En d’autres temps, ce judaïsme auquel ils tiennent contre vents et marées depuis plus de deux millénaires, leur permet il de dépasser le stade et le mode de la survie pour accéder enfin à une vie normale, à la vie tout court, sans crainte ni la hantise de disparaître en tant que tels?
L’histoire juive n’est comparable à aucune autre; aucun peuple du Proche Orient ancien, autre qu’Israël, n’a survécu ni ne s’est maintenu dans des proportions similaires. Certes, le peuple d’Israël s’est transformé, il a accueilli très peu de nouveaux venus mais a subi, au contraire, des pertes considérables de substance. Toute son histoire, depuis l’époque biblique jusqu’à ce vingtième siècle qui a connu la Shoah et la renaissance d’un Etat juif fort et puissant, se compare plus à un martyrologe qu’à une succession de faits politiques ou militaires, comme pour les autres nations. Depuis qu’il a fait son apparition sur la scène de l’histoire mondiale, de redoutables puissances hégémoniques lui ont contesté le droit de vivre. Je cite un grand spécialiste allemand de la Rome antique, le professeur Théodore Mommsen, le seul à avoir pris le parti de Heinrich Grätz contre son adversaire, Heinrich von Treitschke, qui a écrit ceci au sujet de la naissance du judaïsme: lorsqu’Israël a fait son apparition sur la scène de l’histoire, il n’était pas seul, un frère jumeau l’accompagnait, l’antisémitisme.
On ne pouvait mieux caractériser les premiers pas du peuple juif, porteur du monothéisme éthique et promoteur de l’idée d’un salut universel comprenant l’humanité dans son entièreté, en somme l’idée messianique. L’idée toute simple que l’homme sur cette terre fait route vers un monde meilleur où paix et harmonie régneront sans partage. En somme, les vieux prophètes d’Israël, Isaïe au VIIIe siècle avant notre ère, a précédé la prédiction visionnaire de Kant au sujet du pacte de paix.
On peut dire qu’à aucun moment de son histoire, Israël n’a pu vivre ce paradis sur terre (gan Eden alé adamot), mais il y a toujours cru. Pourquoi ce peuple s’est il tenu à l’écart des autres? Pourquoi a-t-il été emprisonné dans une promesse trimillénaire, fait au patriarche Abraham, si l’on en croit le livre de la Genèse (des chapitres 12 au chapitre 25)?
S’agit-il de la fameuse distinction du peuple élu? Si el devait être le cas, ce serait alors l’élection pour la souffrance et pour l’exil. Emmanuel Levinas a tenté d’en donner une explication plus encourageante: Israël porte sur ses frêles épaules l’avenir de l’humanité, c’est une responsabilité écrasante qu’il accepte difficilement et dont il s’acquitte avec des fortunes diverses. Et une telle tâche, pour exaltante qu’elle soit, ne rend pas plus douces ni moins insupportables les sanglantes persécutions qui ont entaché l’histoire.
Mais en plus de ces sacrifices qu’Israël doit consentir pour le reste de l’humanité qu’il est censé guider sur la voie de la justice et de la paix, il y a aussi la dureté dont il fait preuve à l’égard de lui-même. Ainsi, quand on dit qu’il a survécu envers et contre tout, on oublie, me semble t il, l’essentiel: certes, il a survécu, mais dans quel état ! D’où le titre de ce papier: Israël vit-il ou est il irrémédiablement coincé dans cette contorsion quasi quotidienne afin de vivre tout en étant fidèle au verbe et aux commandements divins? Une telle situation s’apparente plus à une technique de survie (interdits alimentaires, mariages endogamiques, guerre perpétuelle avec ses voisins géographiques, menaces terroristes permanentes, etc…) qu’à une vie proprement dite, faite de joies et de plaisirs.
Les Juifs seraient ils alors plus des survivants que des gens menant une vie normale? Dans ce cas, que doit on faire pour intégrer enfin une existence sans douleurs ni souffrances?
Dans une étude que j’avais jadis traduite de l’allemand en français et qui se trouve aussi dans la biographie intellectuelle consacrée à Gershom Scholem, le grand spécialiste de la mystique juive reconnaissait que la vie juive se déroule en sursis, on sursoit à tout, et notamment au rétablissement d’une vie normale; un peu comme si le peuple juif devait tout assumer sur cette terre tant que la paix et la calme n’y sont pas encore revenus. Et il citait avec raison ce sempiternel vœu, venu du fond des âges: l’an prochain à Jérusalem ! Même aujourd’hui, où il suffit d’acheter un billet d’avion pour s’y rendre, les Juifs ont conservé cette nostalgie plaintive qui apporte une certaine gravité, presque une austérité dans les fêtes juives en général, même les plus joyeuses comme la Pâque, où toutes les familles se retrouvent pour la nuit pascale, commémorant la sortie d’Egypte.
Levinas dit que je suis l’otage de mon prochain sur lequel je dois veiller, même si je suis convaincu de l’absence absolue de toute réciprocité. Eh bien, le peuple d’Israël est lui aussi l’otage du reste de l’humanité: à lui de déployer d’immenses efforts pour son rachat et sa rédemption.
Combien de temps cela va-t-il encore durer? Comment de temps encore Israël devra t il se contenter de survivre au lieu de vivre enfin? De croquer la vie, la belle vie à belles dents, au lieu d’être sur ses gardes, sur la défensive…
Une vieille tradition nous renseigne sur cette douloureuse posture d’Israël: un sage demande avec une fausse candeur le lieu où peut bien se cacher le Messie puisque, dès son avènement, Israël sera libéré de son fardeau. La réponse, encore plus énigmatique que la question fut la suivante : il se trouve aux portes de Rome parmi les pauvres, les malades et els mendiants. Curieuse posture pour un personnage chargé de libérer l’humanité et de la guérir de tous ses maux.
En fait, cette réponse doit être interprétée allégoriquement: l’humanité doit se libérer de ses démons, elle doit elle-même panser ses plaies et Rome, la puissance hégémonique de l’époque, celle-là même dont le général Titus a détruit Jérusalem, doit faire amende honorable. Ce ne sera pas très facile, mais cela est nécessaire et pendant tout ce temps Israël se contentera de survivre au lieu de vivre.
Cela vaut il vraiment la peine? Aux experts dont je ne suis pas, de juger.
Spécialiste de la philosophie médiévale et du renouveau de la pensée juive en Allemagne depuis Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem et à Martin Buber, Maurice-Ruben Hayoun est professeur des universités et auteur d’une cinquantaine d’ouvrages. Son dernier ouvrage paru est Martin Buber (Pocket, 2014)
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