Je reprends ma « déambulation citadine ». Cette fois-ci, je vais tourner en rond sur une place carrée ! Cela m’amuse que le mot kikar, place en hébreu rappelle le cercle alors qu’il devient square en anglais, carré !
Le nom officiel de la place que tout le monde appelle Kikar Habima du nom du Théâtre national d’Israël (qui a été créé à Moscou en 1917 et s’est installé en Palestine en 1932) est Kikar Hatizmoret al shem Leonard Bernstein, Place de l’Orchestre au nom de Leonard Bernstein. C’est le centre culturel de Tel Aviv : un théâtre – HaBima depuis 1945, une salle de concert – Heichal HaTarbout en 1957, un musée – Helena Rubinstein en 1959 et un jardin en 1963 : Gan Yaakov. La place, longtemps négligée, faisait usage de parking mais elle a été rénovée par Dani Karavan, le fils du paysagiste qui a conçu le Gan Yaakov dont je vous parlais lors de ma promenade précédente.
C’est sur cette place que le 28 juin 1948, sept semaines après la Déclaration d’ Indépendance de l’Etat d’Israël et alors que Jérusalem était assiégée, qu’est née officiellement Tsahal, l’armée de défense d’Israël. J’y suis sensible parce que cette semaine, Anaël, ma fille est entrée à l’armée.
Patrick Geddes, dont le plan d’urbanisation de 1925, a été essentiel au développement de Tel Aviv avait imaginé une place au lieu de rencontre de trois des « grands » boulevards de Tel Aviv, Sderot Hen, Sderot Rothshild et Sderot Ben-Tsion. Une place comme une acropole et d’ailleurs elle est située sur une dune un peu plus élevée que les alentours ; on y monte sauf quand on vient de Sderot Rothschild.
C’est de là que nous arrivons Joëlle et moi et que nous découvrons la place. Au loin, on devine les arbres de Sderot Hen et en premier plan, la sculpture de Menashe Kadishman (très connu pour ses toiles de moutons, il a été berger !) qui se nomme התרוממות, Elévation. Elle est constituée de trois ronds en Corten, un type d’acier très résistant à l’aspect rouillé, d’un diamètre de cinq mètres chacun et d’une épaisseur de soixante centimètres, empilés l’un au dessus de l’autre, dans un angle de cinquante-cinq degrés. Une sculpture similaire mais constituée de trois disques plus petits et peints en jaune se trouve à Toronto au Canada.
A droite, une petit tertre de gazon serti, en écho à la sculpture de Kadishman, de Corten où trône un beau sycomore, comme dans le Gan Yaakov, entouré d’un banc circulaire auquel on accède en montant dix petites marches et d’où on a un très bel aperçu de la place. Une nouvelle élévation. En le voyant, je me souviens de la Butte du Lion de Waterloo et à ses marches, pas à la même échelle bien sûr.
Nous nous y installons, une toute petite fille vient nous proposer des bracelets tressés que nous lui achetons bien volontiers, il faut encourager l’esprit d’entreprise ! Et nous regardons :
Une piscine-miroir où le ciel et les bâtiments alentours se reflètent et où les enfants se trempent les pieds avec délectation a été surélevée trois centimètres au-dessus du niveau de la place. Je pense au bassin du Pavillon de Mies van der Rohe à Barcelone.
Un jardin creusé, en contrebas, avec trois gradins, qui rappelle la pépinière municipale qui se trouvait là et dont le père de Dani Karavan s’occupait.
Une série d’arcades blanches est alignée sur les sorties des ascenseurs du parking souterrain de mille places et ponctuée par une rangée de cyprès à l’Est. A l’ouest, ce sont des jacarandas et les escaliers que l’on voit apparaître sur la façade presque aveugle du Théâtre HaBima jouent avec les escaliers mécaniques qui descendent vers le parking.
J’y suis passée des centaines de fois sur cette place mais ce temps que je prends pour regarder, pour vraiment regarder grâce à mon projet En marchant, en écrivant me permet de découvrir d’autres éléments. Par exemple qu’il y a trois scènes sur la place en forme de carré, de triangle et de cercle. Surprenant, je ne les avais jamais remarquées. Peut-être un clin d’oeil aux Tours Azrieli.
Dani Karavan est un magicien-géomètre. Il jongle volontiers avec les carrés, les triangles et les cercles et comme dans les contes, joue avec la règle de trois.
Nous quittons notre perchoir pour nous asseoir sur les gradins du jardin en contre-bas. Un parterre de fleurs aux couleurs très vives, des arbres, de la végétation méditerranéenne avec des sabras et finalement le désert sous forme de bac à sable. Le tout sillonné par des chemins en bois qui dessinent des formes géométriques où les enfants aiment se poursuivre.
La rénovation est un succès. On peut rester des heures assis à lire, à écouter de la musique diffusée par des hauts-parleurs cachés dans les gradins, aujourd’hui c’est une valse de Chopin ou à observer les habitants de Tel Aviv qui se sont appropriés cette place.
Dani Karavan crée des volumes et des perspectives, il fait des liens entre le bas et le haut, le dessus et le dessous, des dalles transparentes laissent deviner le parking au-dessous, le ciel se reflète dans le bassin. Une acropole comme une célébration du vivre-ensemble en ville où sculpture, architecture, jardinage, urbanisme, art et musique se répondent.
Dani Karavan n’en est pas à son coup d’essai, il a réalisé de nombreuses sculptures environnementales : « La Place blanche » en 1988 dans le parc Edith Wolfson à Tel Aviv. J’ai envie de m’y promener bien qu’elle soit hors des limites que je me suis fixées pour ce projet, mais quel plaisir de colorier hors des lignes ! Et c’est Dani Karavan qui a créé Passages dans le port catalan de Port-Bou en hommage à Walter Benjamin à l’occasion du 50e anniversaire de sa mort. Il s’est suicidé alors qu’il fuyait les Allemands. Le monument de Dani Karavan : un tunnel, une plate-forme, un escalier et la mer, est situé près du cimetière de Port-Bou dont Hanna Arendt disait : Le cimetière donne sur la baie, directement sur la Méditerranée, il est taillé dans la pierre et glisse sur la falaise. C’est un des sites les plus fantastiques les plus beaux que j’ai jamais vu de toute ma vie. Walter Benjamin qui, au fil des promenades prend de plus en plus d’importance pour moi. Philosophe, traducteur de Baudelaire à qui il a emprunté puis théorisé le concept du flâneur. Utilisé à l’époque seulement au masculin mais moi je revendique mon statut de flâneuse grâce auquel d’une place à Tel Aviv, je suis arrivée à un petit village catalan…
Cette promenade est dédiée à Rosita Perez, fidèle lectrice de Kef Israël, la mère de mon amie et mon amie aussi, qui aimait tellement les arbres.
“Cercle, carré, triangle”, logiques avec “Élévation”, inciteraient presque à y relier quelque part certains énigmatiques “Crop-circles”, faut voir… (J’ai rien dit, ni bu un coup de trop, ni même un peu fumé, mais y’a-t-il vraiment toujours “fumée sans feu”?)